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propriété. Il y a dans ce point de vue une part de vérité et une part d’exagération ; mais, si l’économiste russe considère l’émigration comme un indice certain de souffrance et de perturbation sociale, comment n’a-t-il pas réfléchi que, pour rendre son système agraire applicable à l’Occident, il faudrait y transformer l’émigration en une sorte d’exode jusqu’à ce que la population de l’Europe fût assez réduite pour que chacun pût y être aisément propriétaire et y vivre sur sa propriété ?

A l’appui de sa théorie sur l’expropriation du peuple grâce à nos lois et à notre fausse science économique, le prince Vasiltchikof examine l’état de la propriété et la situation du peuple des campagnes dans trois des principaux pays de l’Occident, l’Angleterre, la France, l’Allemagne. L’Angleterre, dit-il, est reconnue de tous comme la patrie de la grande propriété aristocratique, la France est regardée d’ordinaire comme un pays de petite propriété démocratique. Quant à l’Allemagne, elle se distingue à ce point de vue, comme au point de vue social, par l’organisation corporative, les terres, tout comme les habitans, y étant dans beaucoup de provinces divisées par classes. Il y a des terres nobles (Rittergut), aussi bien que des terres de paysans (Bauernland). Ces domaines grands ou petits se distinguent de la propriété française en ce qu’en Allemagne, dans la plus grande partie des contrées foncièrement allemandes du moins, les biens des paysans, comme les domaines nobiliaires, ne sont pas sujets aux partages et constituent une sorte de majorât, selon le système préconisé chez nous par M. Le Play et son école. Il semblerait que de principes aussi différens devraient découler des conséquences économiques et des rapports sociaux fort divers, mais pour notre auteur cette diversité est plus apparente que réelle. Toutes ces différences locales qui servent de thème aux discussions sur les mérites comparatifs de la grande et de la petite propriété, de la grande et de la petite culture, sont loin d’être aussi profondes qu’on le suppose d’ordinaire, et n’ont qu’une très faible influence sur la vie sociale et le bien-être du peuple.

Pour expliquer cette étrange anomalie, il faut qu’entre ces types de propriété au premier abord si dissemblables il y ait une secrète affinité, il faut que tous ces peuples de l’Occident, extérieurement sains et robustes, aient un secret vice de complexion. Ce défaut organique, le diagnostic du médecin russe l’a découvert, c’est encore et toujours l’irrégulière distribution de la propriété territoriale entre les diverses classes d’habitans. Dans toute la vieille Europe, la moitié au moins de la nation a été expropriée par l’autre. Et d’où vient ce mal commun à tout l’Occident ? Il vient en partie de l’ordre primitif établi par la conquête qui dans toute l’Europe