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le théâtre de son amour avide, laissant éclater sa passion furieuse dans ses transports et plus encore peut-être dans ses réticences, enveloppant le héros aimé de ses paroles caressantes et de ses gestes dévorans, sans que le spectateur éprouvât d’autres sentimens qu’une immense pitié pour cette infortune et une immense admiration pour le poète. Le plus rigide des jansénistes, le grand Arnauld ne craignait pas de déclarer qu’un tel spectacle ne pouvait nuire aux mœurs. Eh bien, qu’on essaie aujourd’hui de présenter sur la scène ce même personnage, portant le costume du jour, une grande dame exhalant en prose une passion semblable, le plus intrépide public protestera contre la vue de ce cas pathologique dont il n’est bienséant de parler que dans les livres de médecine. Aussi plus l’auteur dans les drames, cédant aux goûts du jour, rapprochera sa fiction de la réalité par le langage, par l’exactitude du costume, par les accessoires de la scène, plus ses moindres hardiesses choqueront les esprits sensibles. S’il n’y a plus de distance entre les personnages et les spectateurs, les passions véhémentes ressembleront à de mauvais exemples, les morts tragiques à des meurtres répugnans. Le pathétique même devient une cause de souffrance et, si morale que soit la pièce par les leçons qu’elle nous donne, elle produira en nous un effet malsain et même un peu dégradant. L’impression morale s’évanouit là où commence l’horreur vulgaire, l’émotion physique, l’ébranlement des nerfs, l’offense pour les yeux.

Cette grande loi d’esthétique et de morale commence à être comprise et se discute aujourd’hui dans les livres et les journaux, non pas à propos de théâtre, mais de législation, et fait qu’on proteste contre l’exécution publique des condamnés à mort. Quel spectacle plus moral en apparence que cette suprême expiation d’un crime, cette machine impassible, ce couteau suspendu par la loi, ce criminel pâle et chancelant sous le remords ou l’effroi, cette tête qui tombe, ce sang enfin qui paie le sang ? Et pourtant on a senti que pour conserver à la loi toute sa majesté, il faut dérober aux yeux du peuple les trop affreuses réalités de cette tragédie. Le législateur, comme un grand poète dramatique, comme un Sophocle ou un Racine, songe à reculer le spectacle dans le lointain, pour en rendre la morale salutaire. Il en est de même à peu près dans le drame. Un spectacle tragique doit être idéal pour n’être pas corrupteur. Si les personnages sont habillés comme nous, parlent comme nous, leurs méfaits, leurs hontes, leurs catastrophes sanglantes nous affectent aussi péniblement que si on les voyait dans les rues ; et cette pénible impression, que nous sentons en nous dépravante, portera plus d’un spectateur à dire que la pièce est immorale. La poésie purifie, la prose compromet les fictions. Il faut qu’elle soit bien habile pour ne pas choquer par