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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/884

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quelque endroit. Comment encore par la facilité qu’elle a de tout dire ne se laisserait-elle pas aller à dire tout ? Comment, sur cette pente, n’irait-elle pas de la vérité vraie à la vérité crue, puis à la vérité repoussante, pour ne s’arrêter que devant l’inexprimable ? Le langage des vers, autrefois consacré aux fictions, n’offrait pas ces dangers. Les vers sont ambitieux, ils tendent à monter, ils se guinderaient plutôt que de s’abaisser ; même quand ils sont faibles et impuissans, ils se piquent encore de dignité, et même, comme on l’a vu à certaines époques littéraires, quand ils étaient si insignifians qu’ils ne ressemblaient plus qu’à des lignes régulièrement inertes, on aurait pu les comparer encore à des barrières contre la bassesse et à des garde-fou contre d’ignobles fondrières. Aussi peut-on dire, à la décharge des auteurs dramatiques, que le plus grand ennemi de la morale esthétique est la prose. En un mot, sur le théâtre, la nudité des sentimens humains, comme dans les arts plastiques la nudité des corps, n’est tout à fait innocente que si elle est idéalement belle.

Dans un sujet aussi complexe, qui prête à tant de réflexions discursives, il n’est pas inutile de conclure. L’art n’est pas subordonné à la morale et ne peut pas l’être, sous peine de périr. Il ne relève que de lui-même et n’a qu’à suivre ses propres lois. Ces lois lui commandent de plaire, de charmer, d’enchanter, et pour produire ces heureux effets, il est obligé de respecter ce que respectent les hommes, d’exalter les beaux sentimens, de flétrir les mauvais, comme fait tout le monde. C’est pourquoi l’art a toujours marché d’accord avec la morale et n’a jamais été réprouvé que par des philosophes et des docteurs qui le jugeaient selon des vues étroitement disciplinaires. Loin de se montrer l’ennemi de la morale, l’art s’est fraternellement appuyé sur elle et l’a soutenue à son tour. C’est ainsi qu’à travers les siècles on l’a toujours compris. A part certains livres qui ne s’adressaient qu’à une curiosité clandestine, il n’y a jamais eu dans toute la suite des temps une seule grande œuvre d’imagination qui fût un mauvais livre. Les choses ont pour la première fois changé dans notre siècle, non pas que l’auteur ait eu, plus qu’autrefois, des intentions corruptrices, mais parce que son art est moins net, moins soucieux de satisfaire les sentimens généraux et qu’il s’est fait un jeu savant et taquin de fronder l’opinion commune. De là un art qui plaît en troublant, qui amuse en violentant ; de là des impressions confuses qui donnent à la fois des jouissances et des regrets et qui, par ce trouble même, ont fait poser, non plus par les philosophes, mais par le simple public, avec une sorte d’impatience, cette question autrefois inconnue : Qu’est-ce donc que la moralité dans l’art ?


CONSTANT MARTHA.