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mémoire à laquelle il apportait son hommage. Il a résumé de la manière la plus.intéresscnte la vie de Claude Bernard, c’est-à-dire l’histoire du cerveau, car Claude Bernard n’aspira jamais à en avoir une autre. Il a su captiver son auditoire en racontant avec un grand bonheur d’expression cette jeunesse laborieuse et tourmentée, les premiers tâtonnemens de ce génie qui cherchait sa voie, son plein épanouissement, ses efforts, ses inquiétudes et ses joies. Il a fait revivre cette noble, imposante et sympathique figure, empreinte d’une sorte de majesté sereine, et qui a laissé à tous ceux qui ont ou le bonheur de l’approcher l’ineffaçable souvenir d’un grand pontife de la science.

Ce pontife vivait familièrement, avec son dieu, et il n’en était pas jaloux, il le mettait à la portée de tout le monde ; dans l’occasion il en faisait les honneurs aux ignorans, aux profanes, avec une bonté facile, une infatigable complaisance et un sourire engageant qui leur donnait envie de pénétrer dans le sanctuaire. Ses démonstrations n’étaient pas seulement convaincantes, elles étaient aimables, et il n’était pas rigoureusement nécessaire de les comprendre pour y prendre goût. On nous a raconté qu’un soir le comte Rossi, alors député du canton de Genève à la diète suisse chargée de réviser le pacte fédéral, était à demi couché sur un sopha dans une attitude abandonnée ; autour de lui se pressait un essaim de jeunes et jolies femmes, que charmait son étincelante causerie et qui buvaient ses paroles. Il s’interrompit au milieu d’un récit pour leur dire avec sa désinvolture italienne : « Je suis le miel et vous êtes les mouches. » Les savantes et ingénieuses causeries de Claude Bernard attiraient aussi les mouches ; mais il ne leur a jamais dit : « Je suis le miel. » Jamais homme supérieur ne fut plus éloigné d’être unfat. Il possédait cette parfaite simplicité qui est une qualité native, et qu’on ne réussit pas à se donner. Avoir le cœur simple et l’esprit aussi compliqué qu’un monde, si ce n’est pas le génie, cela y ressemble beaucoup. C’était bien un homme de génie que Claude Bernard, il fallait en avoir pour faire une révolution dans la science, pour appliquer avec une sûreté d’invention, avec une nouveauté de moyens vraiment étonnante la méthode expérimentale à l’étude de la vie. « On opposait trop la nature inorganique à la nature organisée, a dit M. Renan. On se figurait que la vie résulte de forces à part, que les faits qui se passent dans l’être vivant sont assujettis à des lois toutes particulières, qu’un principe secret, préside en chaque individu à la naissance, à la maladie, à la mort. Lavoisier et Laplace rompirent le charme et créèrent la physique animale en prouvant que la respiration est une combustion, source de la chaleur qui nous anime. Bichat secoua le joug de l’ancien vitalisme, sans pourtant réussir à s’en dégager complètement. Il restait un principe mystérieux, en vertu duquel les phénomènes vitaux, contrairement aux lois des corps bruts, semblaient n’être pas identiques