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se vantait de jouir auprès de Tissapherne. L’ami du satrape se ferait aisément courtiser par les deux partis. Alcibiade était passé maître en fait d’intrigues; jamais cependant on ne l’avait encore vu ourdir trame aussi compliquée. Il s’agissait cette fois de tromper tout le monde. Après s’être insinué dans la confiance de Tissapherne en affectant de lui sacrifier les Grecs, il fallait persuader aux Grecs que Tissapherne aiderait de ses subsides ceux qui prendraient fait et cause pour Alcibiade. L’événement ne tarda pas à prouver que l’audacieux proscrit ne présumait pas trop de la crédulité de ses compatriotes. Ce fut d’abord une sourde rumeur qui parcourut les rangs de l’armée de Samos. « Tissapherne, disait-on, n’inclinait pas plus vers Lacédémone que vers Athènes, mais il s’était pris d’une vive amitié pour le fils de Clinias, et, tant qu’Alcibiade ne serait pas relevé du bannissement qui l’avait frappé, on pourrait renoncer à l’espoir de détacher le vice-roi de la cause qui lui devait déjà ses premiers triomphes. Alcibiade rendu à sa patrie, tout changeait. Tissapherne abandonnait ces grossiers Spartiates qui, d’une main, recevaient son or et repoussaient, de l’autre, ses traités; il se tournait, par esprit de vengeance, vers Athènes, soldait libéralement la flotte, et ne demandait en retour que l’abolition de la démocratie et l’établissement d’un pouvoir résolu à maintenir d’amicales relations avec la Perse. » Que ces ouvertures aient trouvé un facile accès auprès des chefs de l’armée athénienne, il n’y a pas lieu de s’en étonner : Alcibiade promettait aux triérarques, aux pilotes, de gouverner avec l’aristocratie et de tenir désormais en bride cette odieuse lie du peuple qui l’avait chassé. Ce qui pourrait davantage surprendre, c’est de voir la foule accepter avec complaisance un projet qui ne tendait à rien moins qu’à lui ravir ses droits politiques. Les droits politiques avaient sans doute leur prix pour les rameurs athéniens, mais la solde du roi, la double solde, qu’on faisait briller à leurs yeux, possédait un charme devant lequel s’évanouissaient peu à peu leurs derniers scrupules.

Tissapherne n’était pas dans le secret. A quoi eût servi de lui communiquer des desseins pour l’exécution desquels on ne se proposait pas de réclamer son concours? Savait-on s’il lui conviendrait de favoriser un mouvement destiné à concentrer la puissance d’Athènes dans une main ambitieuse et habile? La seule chose essentielle était de ne pas laisser les Grecs mettre en doute la haute influence dont on se targuait. Pour cela, il suffisait de vivre ostensiblement dans la familiarité du satrape, de se faire admettre à sa table, de pénétrer à toute heure sous sa tente. Cette intimité, Alcibiade l’avait depuis longtemps conquise; il s’en faisait une arme aujourd’hui contre les citoyens qui voulaient prolonger son exil.