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encore chez nous un jury de moujiks et d’ignorans provinciaux à un jury de lettrés de nos capitales. Après tout, si nous acquittons trop de coupables, cela ne vaut-il pas mieux que de condamner des innocens, et n’est-ce qu’en Russie que l’on voit des acquittemens scandaleux ou des circonstances atténuantes pour les crimes qui en méritent le moins? »

L’on sent percer dans ce langage du tchinovnik avec un autre point de vue une exagération dans un autre sens. Sur les cours d’assises comme sur bien d’autres questions, l’étranger rencontre ainsi chez les Russes les opinions les plus diverses et les plus contradictoires. La vérité paraît être entre ces extrêmes. Pour apprécier sainement le jury russe, il faut, croyons-nous, remonter à des causes plus générales. Ses défauts proviennent moins d’une sorte de relâchement moral que du caractère national et de l’éducation populaire. L’indulgence peut-être outrée du jury, par exemple, tient à la bonté native et à la douceur du peuple, à ses scrupules à disposer de la liberté d’autrui, à ses sentimens de charité chrétienne, elle vient aussi d’une réaction naturelle contre la sévérité et l’iniquité des anciens tribunaux[1]. Une société qui avait longtemps souffert des rigueurs d’une justice à huis clos devait fatalement être portée à se montrer plus compatissante vis-à-vis des prévenus. L’ancienne omnipotence de la police, l’arbitraire séculaire des agens du pouvoir, la vénalité des tribunaux ont inspiré pour tout ce qui touche la police, la justice, l’accusation, une défiance persistante. Dans un pays où le peuple est habitué à regarder de longue date les condamnés comme des malheureux ou des victimes plus à plaindre qu’à blâmer, le prévenu inspire encore plus de pitié qu’ailleurs. A force d’avoir vu poursuivre des innocens, les Russes ont plus de peine à croire à la culpabilité des coupables. Les abus des anciens tribunaux ont émoussé l’indignation publique et la prépotence de la police s’est retournée contre la justice et la loi.

Aux verdicts en apparence irrationnels du jury il y a souvent, en Russie comme en France, une autre raison. Dans les deux états, la loi ne concède au jury que l’examen de la question de fait, le point de droit lui doit demeurer étranger. Pour éviter toute espèce d’empiétement de ce côté, le réformateur interdit de faire connaître aux jurés les conséquences légales que peut avoir leur verdict pour l’accusé. On se flatte d’enfermer ainsi le jury dans la question

  1. En 1876, les cinquante-deux tribunaux d’arrondissement de l’empire avaient jugé trente mille quatre-vingt-seize personnes avec l’assistance du jury, onze mille quatre-vingt-douze prévenus, soit plus de 30 pour 100, avaient été acquittés. Dans les années précédentes, la proportion des acquittemens aux condamnations était légèrement plus élevée, ce qui semble montrer que les cours d’assises et le jury inclinent à une plus grande sévérité.