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une autrefois c’est un jury qui, dans sa passion d’indulgence, rend un verdict de non coupable avec circonstances atténuantes, ailleurs ce sont des marchands et des paysans qui, siégeant en cour d’assises durant la semaine sainte, acquittent tous les prévenus, parce qu’au temps de la Passion, des chrétiens ne sauraient condamner leurs frères. En de telles histoires, il faut naturellement faire la part de la légende. Il n’est que trop certain cependant que le jury a plus d’une fois donné lieu aux scènes les plus regrettables et rendu les décisions les plus choquantes : des prévenus dont la culpabilité ne laissait aucun doute, des accusés qui n’essayaient même pas de nier leur crime, obtenaient un verdict d’acquittement. Aussi le jury, qui avait d’abord été accueilli avec un si confiant enthousiasme, est-il parfois devenu l’objet d’un dénigrement peut-être non moins excessif. L’institution qui excitait tant d’espérances a été accusée de troubler les notions morales, et les nouvelles cours d’assises de porter le désordre dans la conscience publique. En présence de tels faits, les uns se sont demandé si le peuple russe n’avait pas été mis prématurément en possession de droits dont il ne savait pas user; d’autres s’il ne conviendrait pas d’obliger les jurés à motiver leur verdict, oubliant que ce serait là dénaturer entièrement le caractère et les fonctions du jury[1].

Faut-il rejeter tous les défauts du jury russe sur sa composition, sur la présence dans son sein d’artisans ignorans et de paysans illettrés? Ces derniers ont leurs défenseurs et ne semblent pas les seuls coupables. « Ne croyez pas à toutes ces doléances à propos du moujik ou du mêchtchanine, me disait un fonctionnaire que j’interrogeais à ce sujet; ces pauvres gens font souvent de meilleurs jurés que leurs nobles ou riches détracteurs. Certes ils ont leurs défauts et leurs préjugés, ils sont plus indulgens pour les gens de leur classe, pour les crimes commis par misère ou par ignorance, ils ont peu de sévérité ou peu d’indignation pour certaines fraudes qui leur paraissent une malice permise, ou pour certaines violences qui ne leur semblent qu’une brutalité excusable, mais ils n’épargnent point les crimes les plus odieux ou les plus funestes, le vol, l’assassinat, l’incendie. Ils n’entendent pas que l’on badine avec ce qui touche à la religion, à l’état, aux grands principes sociaux. Si nous n’avions que des jurés de cette sorte, nous aurions pu étendre la sphère du jury au lieu d’être obligés de la restreindre. L’on ne saurait au contraire se fier aux classes instruites, à vos Russes civilisés, à leur nuageux libéralisme, à leur philanthropie vide, à leurs idées quintessenciées; ceux-là acquittent parfois les coupables les moins intéressans et les plus dangereux. Pour ma part, je préfèrerais

  1. Cette opinion, par exemple, a été exprimée par la Gazette de Moscou.