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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/303

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Le jury a été en Russie l’objet des accusations les plus diverses. On lui a reproché à la fois ses défauts et ses qualités, sa mollesse et son ignorance, ses scrupules et son indépendance ; on a tourné contre lui son inexpérience et ses premières erreurs, on l’a même parfois couvert de ridicule. C’est encore là une de ces institutions vivement désirées et accueillies avec enthousiasme qui, à la société comme au gouvernement, ont apporté plus d’une déception. Faut-il s’étonner de pareils mécomptes ? Faut-il en conclure que le jugement par jurés a été introduit prématurément ? Je ne le pense pas ; si pour certaines réformes on devait attendre la pleine maturité d’un peuple, on risquerait d’attendre indéfiniment, car, si les institutions ne suffisent pas à créer l’esprit public, l’esprit public ne saurait entièrement mûrir sans les institutions.

De ce que telle ou telle réforme n’a pas eu chez lui un succès complet, on n’a pas le droit d’inférer qu’un peuple n’en est pas digne. Et cela ne saurait jamais être plus vrai que lorsqu’il s’agit du jury, c’est-à-dire d’un mode de justice qui, à tous ses précieux avantages et à toutes ses garanties pour l’individu et la société, joint des défauts inhérens à ses avantages. Les inconvéniens, les abus mêmes qui en d’autres pays des deux mondes ont parfois accompagné le jugement par jury eussent dû avertir les Russes de n’en pas trop attendre d’avance et de ne s’en pas trop plaindre après. N’a-t-on pas vu en certains pays, dans le sud de l’Italie par exemple, des cours d’assises où l’on ne pouvait trouver des jurés assez courageux pour condamner les attentats les plus avérés? N’a-t-on pas vu dans certains états d’Amérique, au temps des Molly Maguire par exemple, des jurys tout entiers composés de complices des criminels qui passaient devant eux? La Russie n’a connu aucune de ces difficultés ou de ces hontes, elle n’a pas eu non plus le spectacle plus triste encore d’un jury sans conscience ni indépendance se faisant par lâcheté l’instrument docile d’un pouvoir tyrannique, comme autrefois chez nous les jurés du tribunal révolutionnaire. Quel que soit en Russie le prestige de l’autorité, elle a toujours rencontré sur les bancs des jurés des hommes décidés à rendre un verdict conforme à leur conscience et non à un mot d’ordre.

Les tribunaux créés par la réforme judiciaire étaient si nouveaux pour la Russie, si libres et indépendans, si sincèrement conçus dans un esprit libéral et progressif qu’ils n’ont pu longtemps subsister dans l’intégrité de leurs droits.