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III.

La réforme judiciaire a été le fruit de l’époque la plus libérale du règne de l’empereur Alexandre II, d’une époque de noble engoûment et d’optimisme général. Une œuvre éclose dans une saison aussi courte et dans une atmosphère aussi tiède pouvait-elle ne point se ressentir du prompt refroidissement de la température politique? C’est beaucoup pour les nouveaux tribunaux que d’avoir traversé sans y succomber une période aussi troublée, aussi inquiète, aussi pleine de contradictions que les quinze dernières années. Pour vivre, les règlemens de 1862 et 1864 ont dû se plier aux circonstances, aux défiances et aux incertitudes du pouvoir. Devant les mécomptes de la société, devant les désordres intérieurs et la recrudescence de l’agitation révolutionnaire, le gouvernement s’est pris à douter de son œuvre, il s’est presque repenti de la généreuse témérité avec laquelle il avait compté sur la sagesse et l’esprit de justice de la nation. S’il n’a pas osé abroger ses lois, il s’est efforcé d’en corriger et d’en restreindre pratiquement les effets.

Des grands principes proclamés par la réforme, — séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, égalité devant la loi, publicité de la justice, indépendance des tribunaux et du jury, — presque aucun n’est sorti intact de cette période de tâtonnemens et de recul. Le statut judiciaire qui fait l’honneur du règne n’a pas été révoqué, les nouveaux tribunaux, la nouvelle procédure, sont demeurés debout, peut-être parce qu’en Russie, comme en tout pays, il est difficile de reprendre les franchises une fois accordées; Les nouvelles institutions ont seulement été réglementées par des ukases impériaux ou des arrêtés ministériels qui, avant même les derniers attentats et, les derniers décrets, en avaient notablement modifié l’esprit primitif et rétréci la sphère.

Et d’abord le principe fondamental de la réforme, la distinction absolue du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, ce principe qui, dans les campagnes et aux échelons inférieurs des fonctions publiques, est parfois poussé jusqu’à l’extrême, n’a jamais dans l’état reçu une entière et franche application. Il a toujours subsisté une grande et importante exception, une anomalie ostensible que les années n’ont fait que mettre davantage en lumière. On comprend que nous voulons parler de la in e section de la chancellerie impériale, autrement dit de la haute police[1]. La loi déclare qu’aucun sujet du tsar ne peut être puni ou maintenu en détention sans jugement

  1. Voyez la Revue du 15 août 1877.