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en avons perdu en tout vingt de ligne et une multitude de frégates. » Malgré tant de désastres, il ne désespérait pas encore : il connaissait le courage des officiers et des marins ; il savait de quel héroïsme des équipages bien commandés seraient capables. On avait fait des pertes énormes ; mais il restait encore de plus grandes ressources. Un chef résolu pouvait tout sauver ; c’est ce chef qu’appelait la marine et qu’elle croyait avoir trouvé dans le bailli de Mirabeau. Celui-ci voyait fuir avec une profonde tristesse l’unique occasion qui pût lui être donnée de sauver nos colonies. Le langage qu’il tenait alors n’est point celui de l’ambition déçue ; il songe à la France plus qu’à lui-même lorsqu’il regrette l’inaction où on le laisse. Son frère et lui avaient au plus haut degré le sentiment du patriotisme ; c’est encore là une vertu et une force que Mirabeau trouvera dans son héritage de famille. « Rien n’est perdu, écrivait le bailli après la prise de Louisbourg ; je connais l’énorme perte que nous faisons, mais je connais nos ressources et ne crains que Versailles. Un bon plan d’administration réveillerait tous les cœurs engourdis… j’ai vu avec un sentiment que je pourrais appeler tendresse la crinière de notre jeunesse se hérisser à cette terrible nouvelle, et tout son sang prêt à se verser avec joie pour réparer ce qu’ils appellent un affront et l’opprobre éternel de notre nation. »

Chargé par le maréchal de Belle-Isle d’inspecter et de réorganiser les milices gardes-côtes de Picardie, de Normandie et de Bretagne, le bailli trompe sa douleur par son activité. Il éprouve même une joie passagère en se retrouvant au milieu de ces officiers de marine dont il connaît le dévoûment, dont il se sait aimé, qui accompliraient des prodiges de courage sous des chefs dignes d’eux. Sa correspondance déborde alors de patriotisme et de sympathie pour tant de gens de cœur. Dans des lettres que M. de Loménie ne pouvait publier tout entières et dont nous devons la communication à l’obligeance de Mme de Loménie, on trouve des passages pleins de feu, les confidences émues d’une âme qui reste jeune et que l’amour du pays ne cesse de consumer. Le 28 août 1758, le bailli écrit de Brest à son frère : « J’ai la satisfaction de voir qu’une brillante jeunesse, qui est encore dans l’âge de bien penser, veut bien me regarder comme une sorte de boulevard, et je sais que je suis en opposition avec ceux qu’elle regarde comme lâchement vendus et énervés. » Dès qu’une action d’éclat s’accomplit sur la côte, il la raconte à son frère avec orgueil ; les malheurs de la patrie lui paraissent moins cruels lorsqu’il voit se continuer parmi les jeunes marins les vieilles traditions de la valeur française. « Il y a deux jours que deux de nos jeunes gens ont fait avec deux frégates la plus jolie action du monde, ont sauvé un convoi dont ils étaient chargés à la barbe de cinq vaisseaux anglais… Le petit Du Chillot, commandant