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une corvette, vient de sauver peut-être Saint-Malo. Il a manœuvré avec toute l’audace et le sens droit et rassis que je désirerais, après près de trente ans de service. »

Au sentiment d’admiration que lui inspire tant de courage se mêle chez le bailli un accent de tristesse, lorsqu’il songe au peu que fait la cour en faveur de ces jeunes gens. « La marine est pleine d’excellens sujets, dit-il, mais on les étouffe de bonne heure. » Il semble même indiquer dans une autre lettre inédite que les beaux faits d’armes de nos marins sont plus appréciés par nos ennemis que par le gouvernement français. « Je t’ai marqué, écrit-il, les actions de deux ou trois de nos jeunes gens. M. Duguay-Trouin, s’il vivait, aurait été flatté d’en augmenter ses mémoires… Un de nos jeunes gens de vingt ans aussi, nommé Trobriant, attaqué la nuit dans un mouillage par deux frégates anglaises plus fortes que lui, les combat, en démâte une et se sauve. Il part de là pour aller considérer et donner des nouvelles de la flotte anglaise. Il est attaqué, se bat cinq heures contre deux frégates plus fortes que lui ; trois autres arrivent, il se bat encore une heure, et est pris, comme tu juges bien. Cela se passa à la vue du duc d’Harcourt, et le combat fut si vif et si long qu’il a fallu, pour que nous pussions penser qu’une pareille frégate l’eût soutenu, que nous l’ayons appris par l’Angleterre, où on a la générosité de respecter un enfant qui a paru respectable. »

Le marquis de Mirabeau ne sent pas moins vivement que le bailli les malheurs de la France et l’insuffisance des gouvernans. Les confidences qu’échangent les deux frères pendant la guerre de sept ans se terminent presque toujours par des plaintes amères sur les fautes de la monarchie. Après la bataille de Minden, le marquis exprime son indignation dans une lettre inédite qui vaut la peine d’être citée : « Jamais telle boucherie de notables et le tout pour être conduits par un aveugle. Nous jouons le jeu de nous faire détruire à la fin ; nous parions, avec tous les outils de l’anarchie, contre la puissance la plus économe et la plus ordonnée. » La nation elle-même, lasse d’être si mal gouvernée, lui paraît prise de vertige et entraînée sans le savoir vers les catastrophes. « Au dedans, tout le monde extravague, les bons comme les méchans, les habiles comme les ignares ; tous semblent placés exprès par la Providence au lieu et au moment où ils peuvent le plus promptement accélérer le bouleversement. » Dans une autre lettre également inédite, parlant d’un acte de trahison reproché à un officier général par l’héroïque Chevert, il laisse échapper le cri d’un honnête homme épouvanté du trouble des esprits : « Si ces faits, que celui qui me l’a dit tient de Chevert lui-même, sont vrais, il faut avouer qu’un siècle corrompu influe terriblement sur les êtres qui le composent, car