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ment russe était charmé du bon accueil qui était fait à un homme de son mérite, mais que ses allées et venues pouvaient avoir des inconvéniens pour d’autres que lui, et que dans certains cas on se voyait réduit à la cruelle nécessité d’interner ou d’enfermer dans une prison cellulaire quelques-uns de ces admirateurs trop échauffés du génie, qui ont le goût de griffonner des adresses. M. Tourguénef a été aussi intelligent que la police, il a compris tout de suite et il est parti.

Comme la jeunesse des universités, la bourgeoisie éclairée de Moscou et de Saint-Pétersbourg s’accommoderait sans peine de quelque chose qui ressemblerait à une constitution. En vain M. Katkof lui déclare crûment que ce dont la Russie a besoin, ce qui peut la sauver, c’est le régime discrétionnaire et une dictature implacable. En vain les slavophiles lui remontrent qu’une constitution est une chose qui vient de l’Occident, que tout ce qui en vient est suspect et qu’il est indigne de la sainte Russie de copier l’étranger ; elle leur répond avec un personnage de Fumée : « Nos vieilles inventions nous viennent de l’Orient, nos nouvelles inventions sont tirées de l’Occident. Quelques fous se flattent d’avoir découvert une science ou une arithmétique russe ; mais deux et deux font quatre chez nous comme ailleurs, quoique à la vérité plus crânement, paraît-il. » En vain M. Aksakof s’attache-t-il à démontrer que l’âme immense du peuple russe ne dit qu’au tsar ses immenses secrets, qu’il ne faut pas troubler par des bavardages parlementaires ces entretiens mystérieux du sphinx avec son confident providentiel, avec celui qui est son cerveau, sa volonté et son bras. La bourgeoisie goûte peu cette théorie mystique ; elle dirait volontiers avec Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » — Et elle se figure que si le sphinx se tait, c’est qu’apparemment il n’a rien à dire. Un semblant de constitution serait mieux son fait ; ce qu’elle désire surtout, c’est un peu de contrôle. Elle sait qu’il s’est commis dans la guerre des dilapidations scandaleuses, elle pourrait nommer les principaux concussionnaires, les grappilleurs les plus effrontés. Elle se doute que chaque fois qu’on accroît les charges qui pèsent sur le pays, beaucoup d’argent reste dans certaines mains ou s’égare dans certaines poches, dont personne n’a jamais vu le fond. Elle conclut de là que, si les assemblées provinciales électives ou zemstvos étaient autorisées à nommer des délégués qui se rendraient de temps à autre à Saint-Pétersbourg, que si ces délégués avaient le droit de s’occuper un peu du budget, d’adresser quelques questions aux ministres et de s’assurer que les lois sont exécutées, tout le monde, y compris le sphinx et le tsar lui-même, s’en trouverait mieux. Quelqu’un avait dit avant la guerre d’Orient : « Cette guerre prématurée conduira la Russie à une constitution prématurée. » On ne l’a pas encore, cette constitution, on ne l’aura pas de sitôt ; mais on y pense, on s’en occupe, et on en parlerait, s’il était permis d’en parler.