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— Notre gouvernement, disait un autre Russe, regarde le plus scélérat des nihilistes comme un moindre danger que le plus pacifique des constitutionnels, par la raison qu’on peut pendre un assassin, mais qu’il est impossible de pendre une constitution. — À cela on pourrait répliquer, avec le philosophe, qu’un pendu n’est bon à rien, et que les constitutions ont quelquefois des avantages qui en balancent et en dépassent les inconvéniens. Après des élections qui n’avaient pas répondu à ses désirs, on disait à Cavour : « Comment vous y prendrez-vous pour gouverner avec cette chambre ? » Il repartit : « Une mauvaise chambre vaut encore mieux qu’une antichambre. » À la vérité, ce n’est pas l’opinion de ceux qui fréquentent les antichambres et qui n’y perdent point leur temps. Les constitutionnels ont beaucoup d’ennemis très acharnés et très redoutables. Les uns pensent qu’une constitution est un acte de défiance, et que la défiance est un sentiment impie. D’autres ont découvert, en étudiant l’histoire, que les souverains qui font des concessions se perdent immanquablement et courent à l’abîme. D’autres ne voient dans l’immense majorité de la nation russe que « des fils fugitifs de l’heure et des têtes doublées de vent, » et ils jugent qu’il n’y a pas à compter avec l’heure, qui fuit, avec le vent, qui souffle et qui tombe. Ils ajoutent que lorsqu’un peuple n’est pas encore en âge de se conduire, lui octroyer ce qu’on appelle une liberté sage, c’est le convier à la liberté folle. Les sociétés d’abstinence absolue ont été inventées pour l’usage des gens incapables de se modérer ; le jour où ils cessent de s’abstenir, on les voit rouler sous la table. Il faut tenir compte aussi de tous les intéressés, de ceux qui ont sujet de redouter tout contrôle, de ceux dont le cas est louche et qui seraient inconsolables si la fantaisie venait aux délégués des zemstvos de visiter leurs poches. Les chercheurs de riches aventures et de grasses rencontres estiment que ce qu’il y a de mieux sur notre pauvre terre, c’est un bon abus qui fait des heureux et nourrit son monde. Il faut tenir compte enfin d’augustes et indicibles répugnances bien difficiles à vaincre, et que le plus odieux des attentats vient de renforcer. Il est dur, convenons-en, d’avoir été un souverain glorieusement libéral, d’avoir fait à ses sujets de généreuses concessions, et de se dire : « L’abolition du servage, l’institution du jury et des zemstvos les ont mis en appétit ; ce qu’il leur faut maintenant, ce sont des garanties, et ils les cherchent dans cette chose précieuse peut-être, mais très gênante, qu’ont les Bulgares et qu’il est défendu de nommer. » Beaucoup de gens sont persuadés qu’on ne viendra pas à bout des répugnances fort naturelles dont nous parlons. On demandait dernièrement à un grand personnage : Quel remède voyez-vous à la situation ? Il répondit avec mélancolie : « Un seul, vis medicatrix naturæ. » Et comme on le pressait de s’expliquer plus nettement, il ajouta : « Je ne parle plus que latin, tant pis pour qui ne me comprend pas. » Nous aimons mieux ne pas