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faut en manger ! » Dans cette bande d’énergumènes, une femme se distinguait par ses vociférations ; elle avait un fusil en main et une cartouchière à sa ceinture ; elle s’appelait Marceline Épilly. Il est superflu de dire que l’homme fut condamné à mort à l’unanimité. On l’entraîna hors de la prison pour l’exécuter. À ce moment, une discussion violente s’éleva entre le chef du peloton d’escorte et Marceline, car l’un et l’autre revendiquaient l’honneur de commander le feu. En présence de cette femelle encore jeune, — elle avait trente-deux ans, — assez jolie, débraillée du corsage et montrant ses bras nus, les mâles lui donnèrent gain de cause, l’embrassèrent et lui reconnurent le droit de présider à l’assassinat. L’homme fut conduit rue de la Vacquerîe et appliqué contre un mur. Il était énergique, se jeta sur ses meurtrier et en renversa plusieurs à coups de tête. D’un croc en jambe, on le jeta bas et on tira sur lui. Tout sanglant et ayant le bras gauche fracassé, il se releva. Marceline criait : Laissez-moi faire ! laissez-moi faire ! Elle appliqua son fusil sur la poitrine du pauvre homme et fit feu. Il tomba, et comme il remuait encore, elle lui donna le coup de grâce[1] !

Les deux faits qui précèdent appartiennent à « la justice du peuple. » Je les ai choisis entre beaucoup d’autres, car ils dénotent une inconscience qui semble être l’âme même des foules. Un soupçon suffit, toute protestation est inutile, toute preuve est illusoire ; la conviction est profonde. On saisit un homme, on l’accuse, on le juge, on le condamne, on l’exécute sans même penser à lui demander son nom. Si cet homme est un passant inoffensif, tant pis pour lui, il n’avait qu’à ne point passer par là. Il n’y eut pas seulement la justice du peuple, il y eut aussi la justice militaire. Ce qu’elle valait, nous pouvons le dire. Le chemin de fer d’Orléans ayant été coupé au-dessus de Paris par les insurgés, la compagnie envoyait tous les jours un de ses employés à Juvisy, devenu tête de ligne, porter la correspondance qui devait être expédiée à l’administration centrale, provisoirement installée à Tours. Le 23 mai, un employé nommé Philbert, muni des dépêches de la compagnie, s’en allait à pied vers Juvisy, lorsqu’il fut arrêté par un parti de fédérés qui occupait la redoute du pont de Mazagran auprès de Vitry. Un homme qui porte des lettres administratives qu’il est facile d’ouvrir et de vérifier ne peut être qu’un espion, un Versaillais, un ennemi public dont il est urgent de se défaire. Ainsi en jugea la bonne foi des : communards. Philbert, mis immédiatement en état d’arrestation, fut conduit vers quatre heures, du soir au fort d’Ivry, où commandait le Polonais Ragowski. Celui-ci avait pour secrétaire un certain Robichon qui faisait fonction de capitaine d’état-major,

  1. Procès Marceline Épilly ; déb. contr, troisième conseil de guerre, 29 juin1872.