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en Angleterre avec Lally-Tollendal et Cazalès. Malouet reçut Montlosier avec joie et le mit en relation avec M. de Lentre, qui se proposait d’établir à Londres une maison d’agence. Cette entreprise avait paru à Malouet devoir être une fortune ; il devait s’y associer et essayait d’entraîner Mallet Du Pan, dégoûté de son séjour en Suisse.

Montlosier devint le premier commis de M. de Lentre. Pendant un an, il fut un véritable agent d’affaires, dressant des contrats, des testamens ; il rédigea même le contrat de mariage du duc de Duras et de Mlle de Kersaint. Quand les affaires n’allaient pas, il s’occupait à écrire un livre bizarre qu’il devait publier plus tard sous le titre de Mystères de la vie humaine. Les litiges d’émigrés pauvres contre des émigrés qui n’étaient pas riches ne pouvaient guère alimenter une agence. On se sépara sans avoir fait fortune.

Montlosier ne fut pas du reste le plus malheureux. Il n’eut pas faim, comme tant d’autres. Le XVIIIe siècle avait laissé dans toutes ces âmes je ne sais quelle gaîté et quelle insouciance qui tenait lieu de force. La plupart de ces grands seigneurs, comme dit Chateaubriand, étaient des artistes en misère. Le soir, on allait danser chez les parentes et les cousines, après les modes enrubannées et les chapeaux faits.

Que de traits à ajouter à ceux que nous lisons dans les Mémoires du marquis de Tilly !

Montlosier n’avait plus qu’un mois de ressources, lorsque deux amies qu’il avait connues en Allemagne, Mme de Montregard et Mme de Médovi, arrivèrent de Hollande. Elles avaient avec elles leurs deux petites filles, trois domestiques, plus l’abbé qui les avait suivies en exil. Après avoir payé leurs frais de route, il ne leur restait plus un shilling. Elles n’en louèrent pas moins un hôtel dans Green-street. Jamais on ne nargua si prestement l’infortune. Le lendemain, déjeuners et dîners excellens. On avait trouvé à emprunter dix-huit louis. L’abbé faisait des épigrammes ; les petites filles jouaient au volant ; chacun se démenait de son mieux. Tous avaient un air de prospérité. « Que faites-vous si loin de nous ? dit Mme de Montregard à Montlosier ; venez ici, nous avons un appartement à vous donner. — Mais je n’ai pas de quoi le payer, répondit-il. — Bah ! ni nous non plus ; venez toujours. »

Le secours voté par le parlement pour les émigrés n’était que d’un shilling par jour et par tête ; dès le soir même de leur arrivée à Londres, Mmes de Montregard et de Médavi s’étaient enquises, comme à Paris, des spectacles, des modes, des beaux magasins. Heureusement plusieurs grandes familles anglaises qu’elles avaient connues à la cour leur vinrent en aide.