Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/952

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les abus du système féodal. L’idéal moderne n’est que la distinction bien entendue et l’accord constant de ces deux grandes forces, l’une purement morale, l’autre à la fois morale et matérielle : la société et l’état. Il est regrettable que M. Bluntschli n’ait fait qu’indiquer l’idée de la société. Il lui consacre à peine deux pages, et il ne paraît pas même l’avoir bien comprise. La société est pour lui « une union accidentelle d’individus, une liaison changeante de personnes privées dans les limites de l’état. » La société est beaucoup plus et beaucoup mieux que cela. Elle est le fonds commun des besoins, des intérêts, des idées qui servent de lien moral entre les individus vivant sous une même autorité et sous les mêmes lois. Elle embrasse tout le domaine du droit naturel, de la civilisation, de la religion, des mœurs, des modes elles-mêmes. Elle est sujette à des variations incessantes ; mais là même où elle paraît le plus mobile, elle s’appuie sur des croyances, sur des traditions, sur des façons persistantes de sentir et de penser que n’entament jamais complètement les plus grandes révolutions politiques ou morales.

L’idée de la société, plus approfondie et mieux comprise, peut seule éclairer une théorie qui tient une assez grande place dans le livre de M. Bluntschli : celle de l’aristocratie. L’auteur distingue trois phases dans l’évolution des institutions aristocratiques : les castes, les ordres et les classes. Les ordres sont un progrès sur les castes, car ils ne reposent pas exclusivement sur la naissance, ils ne sont pas condamnés à l’immobilité ; mais, une fois organisés, ils représentent des intérêts absolument séparés ; ils rompent l’unité politique et sociale de la nation. Les classes appartiennent à une civilisation plus avancée ; elles sont un groupement artificiel, et par là même intelligent, des intérêts collectifs dont un état bien constitué sait tenir compte et qui doivent se subordonner les uns aux autres, suivant leur degré d’importance, au sein de l’unité nationale. M. Bluntschli regrette que la distinction des classes tende à s’effacer dans les états modernes. Il voudrait lui rendre une nouvelle vie en Allemagne. Tel est aussi pour la France le vœu de son traducteur. Ce sont là des conceptions absolument chimériques. Quand une aristocratie politique a disparu, il n’est au pouvoir d’aucune constitution de la faire revivre. Une aristocratie est un fait social, antérieur à l’organisation de l’état. M. Bluntschli le reconnaît pour les castes et pour les ordres : il essaie en vain d’établir une loi différente pour les classes. Quelque forme que revête une aristocratie, elle a partout ses racines dans le passé le plus lointain des nations ; le législateur, loin de la créer de toutes pièces, n’agit sur elle que pour essayer de restreindre la part prépondérante, souvent exclusive, qu’elle s’est faite dans la législation primitive. L’évolution politique des peuples n’est que la lutte des autres élémens sociaux contre