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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/220

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constater que c’était assez de la zagaie d’un Zoulou pour procurer des émotions à l’Europe entière et l’arracher aux commérages.

Il est possible que dans toute la constitution de l’empire germanique il ne soit pas question une seule fois du gouvernement de l’empire, et assurément il n’y est point dit que le gouvernement impérial est M. de Bismarck. Mais il y a dans ce monde de grandes vérités qui n’ont jamais été écrites. — « Aujourd’hui plus que jamais, disait l’autre jour un homme d’état allemand, nous sommes gouvernés par un grand vizir. » — Qu’est-ce qu’un grand vizir ? M. Ranke l’a dit, c’est « un homme sur qui repose une grande partie du honneur public, parce que toute la force active se trouve rassemblée dans ses mains. » Sous le règne du sultan Sélim II, le grand vizir était un Bosniaque, nommé Méhémet, neveu d’un curé de Saba, et qui avait été esclave dans le sérail avant de devenir tout-puissant. Nous lisons dans les rapports des ambassadeurs vénitiens que Méhémet avait le soin de toutes les affaires, qu’il distribuait les dignités et les honneurs, que les propositions des diplomates étrangers et les dépêches venant de l’intérieur du royaume étaient adressées à lui seul, qu’il réglait toutes les questions, qu’en général ses arrêts étaient irrévocables, et qu’on ne pouvait imaginer comment il s’y prenait pour suffire à sa tâche. On disait « qu’il était dans l’empire l’unique oreille pour entendre, l’unique tête pour décider. » M. de Bismarck n’est pas le neveu d’un curé, sa politique ecclésiastique en fait loi, et il n’a connu la servitude qu’à la diète de Francfort ; dont il a gardé un fâcheux souvenir et qui le lui a payé. Mais, comme Méhémet, après avoir servi, il est devenu l’âme d’un grand empire, et les Allemands sont convaincus qu’il y a en Allemagne une oreille toujours attentive, qui entend tout ce qui s’y peut dire, et une tête toujours libre, qui décide de tout ce qui s’y fait.

C’est l’ordinaire des grands vizirs de n’avoir qu’une médiocre estime pour les économistes et pour leur science, de ne faire que peu de compte de ce que Saint-Simon appelait la gent doctrinale. Ils flottent à tout vent de doctrine, les théories ne les touchent guère ; ils ne regardent qu’aux conséquences, et ils rapportent tout, sacrifient tout à la raison d’état, seule règle immuable de leur conduite. Le tarif douanier et les lois fiscales que le Reichstag est occupé depuis quelques semaines à discuter inspirent des inquiétudes aux Allemands qui réfléchissent, et ils sont nombreux, ils ont peine à se persuader qu’en matière de finances comme dans le reste M. de Bismarck ait un autre principe que la raison d’état ; on leur ôterait difficilement de l’esprit que de tous les motifs qui l’ont déterminé à se brouiller avec l’économie politique ceux dont il parle le moins ont été les plus décisifs. Croira-t-on que M. de Bismarck se soit épris d’un si vif amour pour les impôts indirects par la