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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/288

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balle, victimes dépendues des potences et des piloris. La justice, — s’il est permis de donner ce nom à cette chose, — fonctionnait rapidement dans le camp de Pougatchef ; ses échafauds s’élevaient devant la maison même du général ; tous ceux qui, représentant à un titre quelconque l’autorité ou la propriété, tombaient entrée les mains des bandits, étaient aussitôt livrés au bourreau. Chaque jour l’imposteur paraissait sur le seuil de sa demeure, vêtu d’un riche costume, précédé par deux atamans dont l’un portait une masse d’armes et l’autre une hache d’argent. Il siégeait sur un trône disposé en face du gibet et prononçait la sentence des prisonniers qu’on lui amenait. Les nouvelles recrues étaient alors admises à lui baiser la main ; il adressait à la foule quelques paroles joviales, quelques plaisanteries de corps de garde, puis il rentrait avec ses compagnons pour reprendre et prolonger jusqu’à l’aube une orgie qui ne différait de celle du soldat que par le choix des vins et des captives.

Durant ces heures de liberté et d’ivresse, le faux tsar payait cher les témoignages de respect à lui prodigués en public. Pougatchef n’était pas un de ces élus du destin, acceptés sans conteste et courbant tout sous leur parole inspirée ; il ne ressemblait guère à un dictateur. Rien n’élevait le fils du Don au-dessus de ses frères, aucune qualité maîtresse n’imposait son ascendant. Les kosaks l’avaient choisi pour instrument ; devant la foule ils jouaient leur rôle et se prosternaient aux pieds de l’aventurier ; les portes closes, ils jetaient le masque. Comme les officiers de Jean de Leyde rappelant au Prophète le cabaret paternel, les compagnons d’Émélian lui remémoraient durement le temps où ils l’avaient connu esclave et le ramenaient vite à la réalité, quand il prenait au sérieux avec eux son personnage de tsar. Un attentat barbare lui servit d’avertissement vers cette époque. Il y avait alors dans la vie du forçat de Kazan une attache horrible et humaine pourtant : sa passion persistante pour la veuve du major Karlof, l’une de ses premières victimes. Cette malheureuse avait seule le pouvoir de fléchir ses arrêts : ombre sanglante, qui s’interposait parfois entre l’échafaud et les martyrs. Les conseillers de Pougatchef, jaloux de l’empire que prenait cette femme, exigèrent son éloignement ; il n’y voulut pas consentir. Un jour deux de ces misérables profitèrent d’une absence de leur chef pour s’emparer de la captive ; à son retour, Émélian la trouva fusillée sur la neige, devant l’isba, serrant sur sa poitrine son petit frère, épargné usque-là pour l’amour d’elle et percé des mêmes balles. « Ma voie est étroite, » s’écria tristement le faux tsar, et il dévora l’outrage en silence.

Nous devons présenter au lecteur les principaux de ces bandits