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moins d’une certitude complète, je ne vois jamais de raison pour faire peser l’accusation d’un crime sur qui s’en défend positivement. D’ailleurs Fouché, qui avait la vue longue, prévoyait facilement que ce crime ne donnerait au parti que Bonaparte voulait gagner qu’une garantie très passagère ; il le connaissait trop bien pour craindre qu’il songeât à replacer le roi sur un trône qu’il pouvait occuper lui-même, et l’on comprend bien qu’avec les données qu’il avait, il ait dit que ce meurtre n’était qu’une faute.

M. de Talleyrand avait moins besoin que Fouché de compliquer ses plans pour conseiller à Bonaparte de se revêtir de la royauté. Elle devait le mettre à l’aise sur tout. Ses ennemis, et Bonaparte lui-même, l’ont accusé d’avoir opiné pour le meurtre du malheureux prince, mais Bonaparte et ses ennemis sont récusables sur ce point. Le caractère connu de M. de Talleyrand n’admet guère une telle violence. Il m’a conté plus d’une fois que Bonaparte lui avait fait part ; ainsi qu’aux deux consuls, de l’arrestation du duc d’Enghien, et de sa détermination invariable ; il ajoutait que tous trois ils avaient vu que les paroles seraient inutiles, et qu’ils avaient gardé le silence. C’est déjà une faiblesse plus que suffisante, mais fort ordinaire à M. de Talleyrand, qui voyait un parti pris, et qui dédaigne les discours inutiles, parce qu’ils ne satisfont que la conscience.

L’opposition, une courageuse résistance, peuvent avoir de la prise sur une nature quelle qu’elle soit. Un souverain cruel, sanguinaire par caractère, peut quelquefois sacrifier son penchant à la force du raisonnement qu’on lui oppose ; mais Bonaparte n’était ni cruel par goût, ni par système : il voulait ce qui lui paraissait le plus prompt et le plus sûr ; il a dit lui-même dans ce temps qu’il lui fallait en finir avec les jacobins et les royalistes. L’imprudence de ces derniers lui a fourni cette funeste chance, il l’a saisie au vol, et ce que je raconterai plus bas prouvera encore que c’est avec tout le calme du calcul, ou plutôt du sophisme, qu’il s’est couvert d’un sang illustre et innocent.

Peu de jours après le premier retour du roi, le duc de Rovigo se présenta chez moi un matin[1]. Il cherchait alors à se justifier des accusations qui pesaient sur sa tête. Il me parla de la mort du duc d’Enghien. « L’empereur et moi, me dit-il, nous avons été trompés dans cette occasion. L’un des agens subalternes de la conspiration de Georges avait été gagné par ma police ; il nous vint déclarer que dans une nuit où les conjurés étaient rassemblés,

  1. Le duc de Rovigo savait à quel point, mon mari et moi, nous étions liés avec M. de Talleyrand, et il désirait que dans ce moment, s’il était possible, je le servisse auprès de lui.