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l’injustice font place à la lumière et au droit. » Oui, en effet, ils avaient « abandonné leur poste, » car, lorsqu’ils y restaient, on les mettait simplement en prison. Trois frères de la doctrine chrétienne, — trois frères ignorantins, — n’avaient point voulu quitter Paris, mais, pour éviter les insultes et les projectiles malpropres, ils avaient revêtu un costume bourgeois. Ils vaquaient prudemment à leurs occupations, allaient dans quelques maisons donner des leçons à des enfans, ne sortaient guère que le soir et se dissimulaient de leur mieux pour n’être pas conduits en présence de Raoul Rigault, qui avait une façon d’interpeller les frères à laquelle nous ne pouvons même faire allusion. Malgré les précautions qu’ils prenaient, les trois ignorantins furent dénoncés, arrêtés et enfermés à Mazas, où du reste ils se trouvèrent en bonne compagnie ecclésiastique. Ils eurent la chance de n’être point transportés à la Grande-Roquette et furent mis en liberté le 25 mai, en même temps que tous les autres détenus. Moins avisés que l’abbé Crozes et que M. Coré, directeur régulier du dépôt, ils sortirent de la prison. Ils furent immédiatement appréhendés au corps par les fédérés, brutalement poussés à la barricade de l’avenue Daumesnil et armés de fusils. Là on leur ordonna de faire feu sur les soldats français qui attaquaient l’obstacle de front, et on leur expliqua que, s’ils n’obéissaient pas, on leur ferait sauter « la coloquinte. » La barricade fut rapidement tournée, les fédérés décampèrent ; les trois frères de la doctrine chrétienne, forts de leur conscience, restèrent immobiles, et tendirent les bras vers les soldats qui les arrêtèrent, on les mena devant le colonel ; le jugement fut promptement libellé : — pris les armes à la main, à fusiller. Les trois malheureux se récrièrent avec un tel accent de vérité que le colonel en fut ému. On suspendit l’exécution « jusqu’à plus ample informé. » On put découvrir le supérieur, qui vint les réclamer et les sauver. L’alerte avait été trop vive, et l’un de ces pauvres garçons en fut longtemps malade. Incarcérer des hommes parce qu’ils professent et suivent une foi que l’on ne partage pas, en faire, sous peine de mort, les complices d’un crime, les forcer à combattre contre leur propre cause, les exposer à être exécutés comme malfaiteurs par ceux-là même pour lesquels ils faisaient des vœux et qu’ils attendaient avec une inexprimable impatience, c’est là une action détestable entre toutes, et que les gens de la commune ont commise plus d’une fois sans sourciller.

Pendant ces jours de honte qui pèsent sur le souvenir comme un remords, j’allais souvent passer la soirée chez un de mes amis dont la femme avait recueilli une religieuse effarouchée, chassée de sa communauté et n’ayant pu rejoindre la maison mère située en