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même peuple. M. Schæffle a montré que les cellules qui paraissent contiguës sont elles-mêmes séparées par une substance intercellulaire (sérum du sang, névroglie), et que semblablement les citoyens sont reliés entre eux par les matières appropriées aux besoins de la vie de relation, routes, voies ferrées, télégraphes et en général toute la richesse matérielle d’une nation. Mais ce qui importe véritablement ici, selon nous, c’est la force du lien, non sa contiguïté ou sa longueur dans l’espace. Une mère et son fils, dont l’une habite Paris et l’autre Marseille, peuvent être plus étroitement unis que deux membres d’un même corps. Nous n’avons pas besoin d’invoquer pour cela une substance intercellulaire. Ceci nous révèle une. des grandes lois de la nature : elle ne cesse jamais de maintenir une union entre les êtres, seulement elle élève de plus en plus le lien qui les unit, elle l’établit dans une sphère de plus en plus haute. Imaginez un arbre immense dont on ne voie pas le sommet perdu dans le ciel et dont on n’aperçoive que les branches retombant jusqu’à terre ; les branches unies entre elles par l’invisible sommet sembleront d’en bas séparées : le point où elles ont leur commune origine sera trop élevé pour nos yeux. Ainsi grandit et se ramifie la nature. Elle commence par unir les êtres dans l’espace et pour cela elle les juxtapose, mais cette union est plus apparente que réelle, car deux molécules voisines demeurent réellement fermées l’une à l’autre, sans se sentir mutuellement et à plus forte raison sans se connaître. Ce sont les monades de Leibniz qui n’ont point de fenêtres sur le dehors : elles se touchent et cependant elles s’ignorent, leur cohésion est une séparation. Les cellules vivantes, qui agissent et réagissent l’une sur l’autre, sont déjà en une plus intime connexion : entre elles, il y a lutte pour la vie et conséquemment une certaine communication. Plus tard, quand à la lutte succède la coalition pour la vie, l’union devient plus accusée. Puis, quand il y a sympathie et que le plaisir ou la douleur des uns retentit dans les autres, les monades s’ouvrent vraiment et tendent à se pénétrer. Plus tard encore, avec l’intelligence et la connaissance réciproque, avec la communauté des pensées, la lumière entre à plein et les êtres deviennent l’un pour l’autre transparens. Enfin, quand les volontés se veulent mutuellement et que le plus grand bien de l’un devient le bien même de l’autre, on peut dire alors que les dernières barrières sont tombées et que le lien le plus fort a pris la place des autres, je veux dire le lien le plus volontaire et le plus libre. C’est dans les sociétés humaines et non dans les organismes que se réalise ainsi la plus intime solidarité : vus du dehors, les êtres qui font partie d’une société se meuvent en pleine liberté dans l’espace, au lieu d’être soudés les uns aux autres comme les diverses parties d’un banc de corail ; mais vus du dedans, ils