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pas d’accomplir leurs fonctions propres ; les seconds seraient réduits à l’impuissance ; si chaque muscle était indépendant des centres de délibération et d’exécution, les muscles ne pourraient plus se mettre d’accord ; il serait impossible à l’individu de se tenir debout et plus encore d’agir sur les objets alentour : son corps serait une proie offerte au premier ennemi. Il en est de même dans la société : les appareils de défense extérieure exigent la concentration du pouvoir ; ceux de nutrition et de circulation intérieures, c’est-à-dire l’industrie et le commerce, exigent au contraire la liberté. Selon qu’une société est plus militaire ou plus industrielle, elle a un gouvernement plus ou moins centralisé. La biologie ne conclut pas à l’anarchie, pas plus qu’elle ne conclut au despotisme ; l’intervention de l’état est partout nécessaire ; mais cette intervention, dit M. Spencer, peut être positive ou négative. Si l’état prétend cultiver ma terre à ma place ou m’imposer tel mode de culture, c’est là une intervention positive ; s’il se borne à m’empêcher de toucher aux récoltes du voisin, de passer à travers son champ, de gêner son travail, c’est là une intervention négative. Cette dernière est la seule dont les fonctions économiques aient besoin dans l’organisme social : que le gouvernement assure l’exécution des contrats, c’est-à-dire la justice, et.il aura rempli sa fonction propre. « Que chaque citoyen jouisse de ce qu’il a obtenu par ses efforts sans enlever à son voisin le moyen d’en faire autant, et les fonctions dont nous parlons s’accompliront d’une manière saine, plus saine en vérité que si on leur imposait tout autre contrôle[1]. » La plupart des fonctions les plus importantes pour la vie de l’état, selon la remarque de l’économiste Whateley, sont accomplies par le concours de gens qui n’y pensent pas, * qui ne se savent même pas associés, qui cherchent simplement leur intérêt, et elles le sont avec une sûreté, un soin des détails, une régularité où n’atteindrait sans doute jamais la bienveillance la plus diligente et la plus éclairée. Qu’un homme se propose ce simple problème : fournir chaque jour de tous les objets nécessaires à la vie une ville comme Londres ou Paris, avec ses habitans qui se comptent par millions, il échouera devant la prodigieuse complexité des détails. Qu’un gouvernement se charge de cette tâche, il l’accomplira mal, chèrement, irrégulièrement ; il sera ce que serait notre cerveau s’il était chargé, comme « l’âme » de Stahl, de veiller aux détails de l’assimilation et de la circulation du sang, de faire monter « le lait même aux mamelles. » La nourriture de chaque jour arrive aux portes de nos capitales par une circulation spontanée dont les battemens quotidiens sont réguliers comme ceux de notre pouls ; l’intervention positive du gouvernement

  1. Spencer, Essais de politique, page 138.