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qu’ont soulevées avec une véhémence regrettable les savans auteurs de la brochure russe citée par M. Leroy-Beaulieu.

Je ne sache pas que M. Kavéline et moi ayons jamais été rangés parmi les soi-disant slavophiles, et d’ailleurs, si ce rapprochement était réel, prouverait-il que nous subissons « la dangereuse séduction des appâts grossiers du socialisme, comme l’ont admirablement expliqué MM. Tchitchérine et Guerrier ? » À ce compte, tous les souverains et hommes d’état de Russie qui ont de tout temps reconnu et confirmé le régime communal auraient subi à leur insu ces mêmes séductions, et MM. Tchitchérine et Guerrier, avec une suite peu nombreuse d’adeptes, seraient en Russie les seuls représentans de la grande politique libérale et conservatrice. Il serait plus juste de reconnaître que, le régime communal étant introduit en Russie depuis des siècles, il est tout naturel qu’en le discutant nous nous rencontrions sur un terrain commun avec les socialistes de l’Occident, et qu’en voulant maintenir cette institution traditionnelle dans notre pays, nous reproduisions en grande partie les argumens que les socialistes emploient pour l’introduire violemment dans les sociétés occidentales.

C’est un fait indubitable que dans plusieurs questions sociales et agraires, nous côtoyons de très près les théories réputées radicales et révolutionnaires en Europe, et plusieurs des réformes introduites en Russie et en Pologne ont été dénoncées par les journaux libéraux d’Europe comme l’écho lointain et grossier du socialisme occidental ; mais il s’agirait encore de s’entendre sur les grands mots de radicalisme et de révolution. S’il est convenu d’appeler révolutionnaire le parti, très nombreux en Russie, qui veut affermir et développer le régime communal existant depuis des siècles, en corriger les abus, en assurer le progrès et garantir aux classes rurales la propriété des terres qu’elles cultivent de génération en génération, si tout cela implique des tendances subversives, nous ne saurions nous défendre d’en être complice.

Mais nous prétendons que c’est la marche-contraire qui serait pour notre pays grosse de dangers, et que le mir russe, sans être une arche sainte, comme l’appelle le publiciste étranger, est une corde très sensible à laquelle il serait tout aussi dangereux de toucher en Russie qu’à la propriété privée en Europe.

Les révolutionnaires de Russie l’entendent bien ainsi, et si jamais nos doctrinaires de l’école Tchitchérine et compagnie parvenaient à faire prévaloir en politique les opinions qu’ils appellent conservatrices, ils offriraient à leurs adversaires la seule chance qui existe d’agiter les masses populaires.

Je me résume : les terres vagues de notre vaste empire ayant encore une étendue immense, je pense que la propriété territoriale peut être garantie aux populations rurales sans toucher à la propriété privée des autres classes. Partant de là, je pense encore que le régime de la