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qu’Hernani et Ruy Blas resteront comme des œuvres demi-classiques, dernier débris d’un monde littéraire disparu, du monde de l’imagination. Là est la cause légitime du succès persistant de ces pièces. Quelque puissant que soit notre théâtre contemporain, quelque vivant et inventif qu’il se soit montré, il a un défaut absolu qui le classe à un rang inférieur : c’est l’absence absolue de poésie. Lorsqu’au sortir des chefs-d’œuvre réalistes vous entendez la langue fière et éclatante de Victor Hugo, vous sentez qu’après tout vous êtes dans une autre région, et que, sans être à côté de Corneille et de Racine, vous vous en rapprochez. Quoi qu’il en soit, on ne peut dire que, même au théâtre, la réforme romantique ait été tout à fait stérile ; et peut-être même ceux qui y ont le plus travaillé n’espéraient-ils pas, après le premier enthousiasme, un succès aussi durable.

Quelque favorable que fût Dubois à une réforme littéraire et à la liberté de l’invention, il n’a jamais consenti cependant à abaisser et à sacrifier notre goût national devant les paradoxes malveillans et jaloux de la critique étrangère. Il n’a pas cru que la France dût échanger d’anciens préjugés contre de nouveaux, et la critique étroite de La Harpe contre la critique étroite de Lessing et de Schlegel. Ceux qui à cette époque adoptaient ou ceux même qui encore aujourd’hui adoptent sans réfléchir les objections dénigrantes des Allemands contre notre littérature ne comprenaient ou ne comprennent pas le vrai sens de ces objections. Les critiques des Allemands étaient très légitimes à leur point de vue, car il s’agissait pour eux de se créer une poésie nationale. S’ils fussent restés sous le joug de l’imitation française, toute originalité leur était impossible, tant le génie allemand est différent du génie français. Au contraire, il y avait entre l’Allemagne et l’Angleterre une affinité naturelle et une sorte de parenté d’imagination. Les Allemands retrouvaient leur propre génie dans Shakspeare, tandis qu’ils se paralysaient inutilement par la froide imitation de nos poètes. Il leur fallait donc avant tout briser le joug français. L’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, tout leur était bon, excepté la France. De là la campagne de Lessing et de Schlegel contre notre poésie ; mais ce n’était qu’un fait de guerre, de rivalité nationale ; y chercher de la critique désintéressée et sérieuse, ce serait comme si nous allions demander à M. de Bismarck ce que l’on doit penser du peuple français. Sans doute des rivaux, des ennemis même peuvent vous dire de bonnes vérités ; mais ils ne disent pas toute la vérité, et tout ce qu’ils disent n’est pas vérité. Dubois était un esprit trop éclairé pour croire que l’indépendance consiste à changer de servitude. La victoire du libéralisme littéraire était assurée.