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Il fallait prendre garde à d’autres dangers. Dans le feu de la guerre, de jeunes fanatiques étaient tout prêts à brûler ce qu’ils avaient été forcés jusque-là d’adorer, et à sacrifier Racine sur l’autel de Shakspeare. La déclaration de guerre vint de Schlegel, qui osa écrire dans notre propre langue, et publier à Paris même un pamphlet contre l’incomparable tragédie de Phèdre. Toutes les équivoques, toutes les chicanes, toutes les ignorances des délicatesses françaises, étaient rassemblées dans cet écrit nourri de haine et de jalousie. Dubois releva le gant. Sa réponse à Schlegel est un chef-d’œuvre que je voudrais voir cité dans tous les cours de littérature. En voici quelques traits : « On s’étonne que le critique n’ait compris ni la grandeur, ni la poésie d’un pareil tableau. Tout préoccupé du génie et des mœurs de la Grèce, il n’entre dans aucun des sentimens du poète français ; il ne veut pas que son originalité se produise comme elle pouvait se produire de son temps ; il lui demande de se faire copiste au lieu d’inventeur ; et dans son regret de trouver autre chose que l’Hippolyte d’Euripide, il va jusqu’à méconnaître les traits les plus vrais et les plus naïfs de la passion… Tout ce qui touche au caractère de Phèdre est un contre-sens. M. Schlegel n’a pas vu que ce caractère est l’objet de la pièce. Pour Euripide, c’est Hippolyte, c’est la chasteté, la vertu sauvage qui est la pensée première et unique ; pour Racine, c’est Phèdre, c’est l’adultère et l’inceste. Euripide sacrifie tout à son héros, comme Racine à son héroïne. » S’il était permis à un profane d’ajouter quelques mots à ce jugement excellent et décisif, je me permettrais de dire que l’on n’a peut-être jamais complètement justifié Racine, comme on aurait pu le faire, contre l’objection de l’Hippolyte amoureux. Racine lui-même avait faiblement répondu à cette objection en disant, comme on le raconte : « Qu’auraient dit nos petits-maîtres ! » A une objection banale, il répondait par un mot mondain et léger ; mais il ne disait pas son secret, et peut-être, ainsi qu’il arrive souvent aux grands poètes, n’en a-t-il pas eu tout à fait conscience. Nous admettons une autre justification beaucoup plus solide. Selon nous, si Racine a rendu Hippolyte amoureux, c’est afin de rendre Phèdre jalouse. Or, c’est la jalousie de Phèdre qui est la vraie création de Racine. On sait en effet que la scène de l’aveu qui finit le premier acte est imitée et presque traduite d’Euripide. On sait que la scène de la déclaration est également imitée et traduite de Sénèque. Ce qui est de Racine et de lui seul, c’est le quatrième acte, la merveille du théâtre. Or cet acte se compose de deux idées : la jalousie et le remords ; et c’est la jalousie qui, par un contre-coup naturel, amène le remords. Ce qu’il y a donc de plus profond, de plus nouveau, de plus original dans Phèdre vient