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préservait, au moins à peu près à cette époque, de ce qu’on appelle dans le monde les caquets. Les femmes n’avaient aucune coquetterie, les hommes étaient incessamment tendus vers les devoirs de leurs places, et Bonaparte, qui n’osait alors se livrer à toutes ses fantaisies, et qui croyait que les apparences de la régularité devaient lui être utiles, vivait de manière à m’abuser sur les habitudes morales que je lui supposais. Il paraissait aimer beaucoup sa femme ; elle semblait lui suffire. Cependant je ne tardai pas à découvrir à cette dernière des inquiétudes qui me surprirent. Elle avait un grand penchant à la jalousie. L’amour n’en était pas, je pense, le premier motif. C’était un malheur grave pour elle que l’impossibilité où elle se trouvait de donner des enfans à son époux ; il en témoignait quelquefois son chagrin, et alors elle tremblait pour son avenir. La famille du consul, toujours animée contre les Beauharnais, appuyait sur cet inconvénient. Tout cela produisit des orages passagers. Quelquefois je trouvais Mme Bonaparte en larmes, et alors elle se livrait à l’amertume de ses plaintes contre ses beaux-frères, contre Mme Murat et Murat, qui cherchaient à assurer leur crédit en excitant chez le consul des fantaisies passagères dont ils favorisaient ensuite la secrète intrigue. Je l’engageais à demeurer calme et modérée. Il me fut facile de voir promptement que, si Bonaparte aimait sa femme, c’est que sa douceur accoutumée lui donnait du repos, et qu’elle perdrait de son empire en l’agitant. Au reste, durant la première année que je fus dans cette cour, les légères altercations qui survinrent dans ce ménage se terminèrent toujours par des explications satisfaisantes et un redoublement d’intimité.

Depuis cette année 1802, je n’ai jamais vu le général Moreau chez Bonaparte ; ils étaient déjà à peu près brouillés. Le premier avait une belle-mère et une femme vives et intrigantes. Bonaparte ne pouvait souffrir l’esprit d’intrigue chez les femmes. D’ailleurs une fois la mère de Mme Moreau, étant à la Malmaison, s’était permis des plaisanteries amères sur une intimité scandaleuse qu’on soupçonnait entre Bonaparte et sa jeune sœur Caroline, qui venait de se marier. Le consul n’avait point pardonné de tels discours ; il avait affecté de maltraiter la mère et la fille. Moreau s’était plaint, on l’avait échauffé sur sa propre situation ; il vivait dans la retraite, entouré d’un cercle qui l’irritait journellement, et Murat, chef d’une police secrète et active, épiait des mécontentemens auxquels il n’eût pas fallu donner d’importance, et portait sans cesse aux Tuileries des rapports malveillans.

C’était un des grands torts de Bonaparte et une des suites de sa défiance naturelle que cette multiplication des polices de son