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avoir démontré qu’il n’y a point de constitution à proprement parler en Angleterre, mais seulement des institutions toutes plus ou moins adaptées à la situation du pays et au caractère des habitans, s’efforce de prouver que ces mêmes institutions n’auraient pu être données aux Français sans d’assez graves inconvéniens. Par ces moyens et d’autres semblables, Bonaparte cherchait à contenir ce désir de la liberté, toujours prêt à renaître chez les Français.

Vers la fin de 1802, on apprit à Paris la mort du général Leclerc, qui avait succombé à la fièvre jaune à Saint-Domingue. Au mois de janvier, sa jeune et jolie veuve revint en France. Elle était dès lors attaquée d’un mal assez grave qui l’a toujours poursuivie depuis, mais, quoique affaiblie et souffrante, et revêtue du triste costume de deuil, elle me parut la plus charmante personne que j’eusse vue de ma vie. Bonaparte l’exhorta fort à ne point abuser de sa liberté pour retomber dans les excès qui avaient, je crois, été cause de son départ pour Saint-Domingue ; mais elle ne tarda pas à tenir peu de compte de la parole qu’elle lui donna dans ce moment.

Cette mort du général Leclerc donna lieu à un petit embarras qui, par la manière dont il se termina, parut encore un pas vers le rétablissement de ces différens usages qui peu à peu frayaient la route au retour des habitudes monarchiques. Bonaparte prit le deuil, ainsi que Mme Bonaparte, et nous reçûmes l’ordre de le porter. Cela était déjà assez marquant, mais il fut question que les ambassadeurs vinssent aux Tuileries complimenter le consul et sa femme sur cette perte. On leur représenta que la politesse exigeait qu’ils fussent en deuil pour cette visite. Ils se réunirent pour en délibérer, et n’ayant pas le temps de demander des ordres à leur cour, ils se déterminèrent à se rendre à l’invitation qu’ils reçurent, en s’appuyant sur les égards d’usage en pareil cas. Ils vinrent donc au palais vêtus de noir, et furent reçus en cérémonie. Depuis le mois de décembre 1802, un ambassadeur d’Angleterre, lord Whitworth, avait remplacé le chargé d’affaires. On se livrait à la confiance d’une paix durable ; les relations de France et d’Angleterre se multipliaient journellement, et cependant les gens un peu plus instruits prévoyaient incessamment entre les deux gouvernemens des causes de discussions nouvelles. Dans le parlement britannique, il avait été question de la part que le gouvernement français prenait à la nouvelle constitution donnée aux Suisses, et ici le Moniteur, tout à fait officiel, paraissait avec quelques articles dans lesquels on se plaignait de certaines mesures prises à Londres contre quelques Français. Cependant tout à Paris en apparence, et particulièrement aux Tuileries, semblait livré aux plaisirs et aux fêtes. L’intérieur du château était paisible, lorsque tout à coup une fantaisie du premier consul pour une belle et jeune