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M. de Talleyrand, il y avait là une combinaison de république romaine et de Charlemagne qui lui tournait la tête. Un jour, je voulus me donner le plaisir de mystifier Berthier, je le pris à part : « Vous savez, lui dis-je, quel grand projet nous occupe ; allez-vous-en presser le premier consul de prendre le titre de roi ; vous lui ferez plaisir. » Aussitôt Berthier, charmé d’avoir une occasion de parler à Bonaparte sur un sujet agréable, s’avance près de lui à l’autre bout de la pièce où nous étions tous ; je m’éloignai un peu, parce que je prévoyais l’orage ; Berthier commence son petit compliment ; mais au mot de roi, les yeux de Bonaparte s’allument, il met le poing sous le menton de Berthier, le pousse devant lui jusqu’à la muraille : « Imbécile, dit-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m’échauffer la bile ? Une autre fois, ne vous chargez plus de pareilles commissions. » Le pauvre Berthier me regarda tout confondu qu’il était, et fut assez longtemps sans me pardonner cette mauvaise plaisanterie. »

Enfin le 30 avril 1804, le tribun Curée, à qui sans doute on avait fait la leçon, et dont la bonne volonté fut payée plus tard par une place de sénateur, fit ce qu’on appelait alors une motion d’ordre au tribunat, pour demander que le gouvernement de la république fût confié à un empereur, et que l’empire fût héréditaire dans la famille de Napoléon Bonaparte. Son discours parut habilement fait ; il regardait l’hérédité, disait-il, comme une garantie contre les machinations de l’extérieur, et au fait, le titre d’empereur ne signifiait que consul victorieux. Presque tous les tribuns s’inscrivirent pour parler. On nomma une commission de treize membres. Carnot seul eut le courage de s’opposer hautement à cette proposition. Il déclara que, par la même raison qu’il avait voté contre le consulat à vie, il voterait contre l’empire, sans aucune animosité personnelle, et bien déterminé à obéir à l’empereur, s’il était élu. Il fit un grand éloge du gouvernement d’Amérique, et ajouta que Bonaparte aurait pu l’adopter lors du traité d’Amiens ; que les abus du despotisme avaient des suites plus dangereuses pour les nations que ceux de la liberté, et qu’avant d’aplanir la route à ce despotisme d’autant plus dangereux qu’il était appuyé sur des succès militaires, il eût fallu créer les institutions qui devaient le réprimer. Nonobstant l’opposition de Carnot, le projet de vœux fut mis aux voix et adopté.

Le 4 mai, une députation du tribunat le porta au sénat déjà tout préparé. Le vice-président, François de Neufchâteau, répondit que le sénat avait prévenu ce vote et qu’il le prendrait en considération. Dans la même séance, on décida qu’on porterait le projet de vœu et la réponse du vice-président au premier consul.

Le 5 mai, le sénat fit une adresse à Bonaparte pour lui demander