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par la publication d’une correspondance où Mérimée avait, trente années durant, livré à une femme, chez laquelle il avait cru trouver une amie, tous les secrets d’une humeur inégale, d’une santé incertaine et d’un caractère méfiant : publication entreprise sans aucun égard pour la mémoire de Mérimée, et sans autre précaution que d’avoir remplacé par des points certains passages où l’on aurait vu peut-être l’inconnue descendre de son piédestal de fierté. L’accueil fait aux Lettres à une inconnue a montré combien le public français est toujours indulgent pour ces traîtrises littéraires, et le souvenir de cet accueil m’a paru, après réflexion, rendre presque impossible la tâche d’écrire la biographie de Mérimée. Donner en effet en pâture à la curiosité de ses lecteurs des alimens moins friands que ceux dont ils ont déjà été nourris, c’était courir le risque de les allécher médiocrement, et d’un autre côté, après l’éclat d’une pareille indiscrétion, il n’y avait moyen de réveiller cette curiosité qu’en sautant bravement et à pieds joints dans le scandale au risque d’éclabousser les vivans et les morts. Je n’ai pas eu cette bravoure, et je n’entretiendrais même pas les lecteurs de la Revue de mes perplexités, si je n’avais besoin de leur expliquer comment et dans quelle pensée j’ai réuni les documens que je voudrais leur communiquer aujourd’hui. Ce sont encore des lettres de Mérimée, mais celles-là parfaitement inoffensives et à la publication desquelles sa mémoire ne saurait perdre. Je me bornerai à les accompagner de quelques éclaircissemens qui me paraissent de nature à en faire mieux goûter l’intérêt et à faire mieux connaître en même temps un homme qui jusqu’ici a été peut-être un peu sévèrement jugé. J’ai trouvé, après réflexion, que le modeste rôle d’éditeur était celui qui me convenait le mieux, et je suis certain, en substituant à ma prose celle de Mérimée, de ne laisser aucun regret à personne.


I

Il y a dans la longue carrière de Mérimée trois phases morales et surtout sociales bien distinctes. La première, la plus courte, et dont peu de personnes ont gardé le souvenir, est celle où, frais émoulu du collège et de l’éducation maternelle, très timide (au fond il l’est toujours resté) et un peu gauche d’apparence, d’une excessive susceptibilité de sentimens, et incessamment préoccupé de la crainte du ridicule, il débutait sous la conduite de son père, peintre estimé, dans un monde un peu mêlé d’artistes, et de gens de lettres. A cette date, son père pouvait, sans trop d’illusions, écrire encore à son sujet : « J’ai un grand fils de dix-huit ans dont je voudrais bien faire un avocat. Toujours élevé à la maison, il a de