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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/741

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quelques-unes de ces relations où l’esprit entrait pour autant que le cœur et qu’il aimait à entretenir avec des femmes distinguées de son ancienne société. Les divergences politiques avaient sinon rompu du moins refroidi ces relations. Mais un homme de sa sorte n’était pas embarrassé pour en nouer de nouvelles. C’est ainsi que, quelques années après sa nomination au sénat, il entra en correspondance avec une Anglaise, belle-fille de M. William Senior, le critique dont on a publié récemment un volume de souvenirs très curieux. Je dois à une communication bienveillante de pouvoir publier ici les lettres adressées par Mérimée à cette personne distinguée, morte il y a peu d’années, et dont j’ai déjà eu l’occasion de citer le nom et les travaux[1]. Ces longs préliminaires n’ont eu pour but que de préparer, mes lecteurs à mieux les goûter, et j’ai quelques remords de les leur avoir fait attendre si longtemps.


« Vienne, 26 septembre 1854.

« Où vous écrire, madame ? Vous partez ? Et pour où ? Et votre lettre est du 21 août. Elle m’est arrivée ce matin après m’avoir inutilement cherché partout où je n’étais pas. Je suis charmé que les nouvelles de M. de Tourguénef vous aient plu. Avez-vous lu la Dame de pique que j’ai traduite de Pouchkine ? Je vous enverrai cet immortel ouvrage si j’ai le bonheur de revoir les bords de la Seine. Je m’amuse assez sur ceux du Danube. Je viens de faire une excursion en Hongrie. N’étaient les églises qui abondent, je me serais cru à Constantinople en débarquant à Pesth. Les gens ont des pantalons si larges que l’on en ferait des robes à crinoline en coupant le trait d’union. Ils ont des yeux noirs et l’air peu chrétien. On m’a mené dans un bain où j’ai trouvé un certain nombre de natifs et de natives, dans une eau minérale dont les propriétés se bornent, je crois, à décrasser le monde. Pour la morale, il y a une cloison entre le bassin des hommes et celui des dames, mais à cette cloison est une porte qui reste ouverte, et l’usage est de se faire des visites. Mon guide m’a dit : « C’est la liberté hongroise. » Les beautés qui cuisaient dans ce court-bouillon se sont voilé la figure à ma vue, avec leurs mains, ce qui m’a paru encore bien oriental. On m’a fait manger beaucoup de poivre long assaisonné avec quantité de choses étranges, peut-être du chat ou du petit Hongrois, mais j’ai l’habitude de demander sur la carte d’un restaurant tout ce qui a des noms barbares. Enfin, madame, je fais mon métier de voyageur en conscience.

« J’ai passé quelques jours dans le Tyrol, puis je suis allé en

  1. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1878 l’étude sur les Enfans pauvres en Angleterre et les écoles industrielles.