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m’arrête pour ne pas vous ennuyer davantage et pour m’admirer moi-même. Ne vous a-t-on pas dit autrefois que ce serait une chose bien grave que de venir loger chez moi lorsque je serais à quatre cents lieues de Paris ? Et d’où vient qu’on me fait cette belle réputation ? Parce que, lorsque j’étais jeune, je n’ai pas été hypocrite et que je me moquais du qu’en dira-t-on. Des gens que je n’ai jamais vus et que j’aurais peut-être beaucoup de plaisir à connaître ne me verront jamais parce qu’ils me regardent de très bonne foi comme un être immoral. Si je pouvais recommencer ma vie avec l’expérience que j’ai (malheureusement), je me conduirais d’une toute autre manière. Je crois que je n’en serais pas plus mauvais et que je serais plus heureux. J’ai commencé autrefois un roman que je vous dédierai si je l’achève jamais. Il n’a pas encore de titre parce que c’est mon libraire qui me donne les titres de mes livres, mais on pourrait l’appeler les malheurs de la franchise. C’est un homme qui montre son âme tout entière à la femme qu’il aime et qui lui ôte toutes ses illusions. Avez-vous jamais lu l’Amour de Beyle ? C’est un petit volume très bizarre, mais qui contient des observations fort justes. L’auteur, pour expliquer un des phénomènes les plus ordinaires de l’amour, a inventé le mot de cristallisation. Lorsqu’on jette un rameau de pêcher dans une mine de sel, il se couvre de concrétions salines qui ressemblent à des diamans. Le bois disparaît sous ces cristaux. De même, lorsqu’on est amoureux, l’objet aimé est transformé par l’imagination. Il est couvert de diamans, et on ne le voit pas en réalité. Maintenant c’est la mode d’être raisonnable et vrai. Pour beaucoup de gens, c’est une hypocrisie de plus ; pour moi, ç’a été de la paresse, et pour vous c’est que vous ne savez pas comme on est bête et méchant. Tant il y a qu’il faut respecter ces précieux cristaux comme la prunelle de ses yeux. Mais, me direz-vous, n’est-il pas cruel de se dire : On aime une autre personne que moi ? Elle a beau être un fantôme de l’imagination, il n’est pas moi. — Madame, quand deux mot se connaissent, ils ne s’aiment plus, ou ce qui est encore plus tragique, celui qui s’est décristallisé aime encore, et on ne l’aime plus. Voulez-vous me permettre de vous conter un petit fait qui m’est personnel et qui illustrera la question, mais je vous préviens qu’il est un peu immoral bien qu’on puisse en tirer une moralité.

« Dans ma jeunesse donc, j’ai été propriétaire unique (comme je croyais) d’une jambe remarquablement belle, ce qui est fort rare pour beaucoup de raisons fort longues à détailler. Je ne l’avais jamais vue que dans un bas de soie. J’ai tant fait qu’on a ôté ce bas. La jarretière y avait laissé une marque rouge, un peu livide ; cela s’expliquait sans doute par la finesse de la peau, mais c’était vilain. J’ai vu toujours dans la suite cette marque rouge au travers du bas.