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sexe et contre moi qui en fais l’ornement. Il n’y a qu’une seule chose dans votre lettre qui m’ait charmé, c’est que vous dites qu’il n’est pas nécessaire d’être jeune pour être aimé. Si j’étais à Londres, je tomberais aussitôt à vos pieds et je vous ferais ma déclaration ; vous me ririez au nez, et j’irais me noyer dans la Serpentine que la Providence a placée tout exprès dans le voisinage de Kensington pour recevoir les malheureux que vous faites. La distance à laquelle nous sommes l’un de l’autre m’oblige d’ajourner déclaration et noyade. En attendant je vous supplie de ne pas croire que les lettres m’ennuient. Il y a lettres et lettres sans doute, et pour mes péchés j’en reçois qui me font bâiller. Les vôtres peuvent me faire enrager, mais seront toujours les bien venues. Vous me demandez ce que je pense de Mrs Gaskell ? Elle a dû être très jolie, et sa fille peut donner une idée de ce qu’elle a été ; je leur trouve à toutes deux le même défaut, c’est un air pleureur. Ce n’est pas de la mélancolie, mais l’expression de quelqu’un qui a cassé une porcelaine de Sèvres. Elle a pris du thé jaune chez moi l’autre jour avec Mme Mohl, et elle n’a pas dit trois paroles. J’avais de mon côté les blue devils, et probablement nous nous sommes séparés assez furieux. Je ne sais où vous avez pris que j’étais moqueur. Je suis toujours le dernier à découvrir les ridicules des gens, mais j’ai le malheur d’avoir une foule de préjugés sur les mines, les habillemens etc., et je vivrais cinquante ans avec quelqu’un qui aurait un nez contraire à mes principes, sans lui adresser la parole. Cette disposition m’a fait quelques ennemis. Je m’en suis procuré d’autres en étant trop franc. Et puis je suis bien aise de vous apprendre une chose, c’est qu’il est impossible d’avoir un ami de son sexe, et diablement difficile d’en avoir un d’un autre sexe, parce que le diable se met de la partie. Cependant j’ai eu (je crois) deux amies. L’une est morte il y a dix ans. L’autre vit en Espagne. Ces impossibilités et ces difficultés me font désirer d’avoir une petite fille, mais il pourrait bien se faire que le petit monstre, après quelques années, s’amourachât d’un chien coiffé et me plantât là. Vous n’êtes peut-être pas assez avancée dans la connaissance du cœur humain pour comprendre toute seule pourquoi on ne peut avoir un ami de son sexe. La raison est, madame, que nous sommes gonflés de vanité et que nous voulons toujours paraître manly. Or, de temps en temps, nos âmes deviennent extraordinairement mesquines. Si nous convenions de la chose devant un homme, nous serions peut-être obligés de nous couper la gorge avec lui de peur qu’il ne nous méprisât, ou, ce qui revient au même, de peur que nous ne crussions qu’il nous méprise. Avec une femme, c’est différent. Nous vous croyons d’une autre nature que nous et nous n’avons pas tant honte de nos bassesses devant vous, 1° parce que c’est presque