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mit à l’étude avec la même modestie, la même persévérance opiniâtre qu’il avait montrées dans ses premières études à Copenhague. Dessiner du matin au soir des antiques, comme pour apprendre par cœur les règles et le style des grandes écoles grecques, puis modeler la copie des marbres qui lui plaisaient le plus, c’est-à-dire des meilleurs, telle fut la tâche qu’il s’imposa. Il vivait chichement, n’ayant d’autres ressources que sa pension de 1,200 francs et l’aide qu’il donnait à un peintre anglais pour peupler de figures ses paysages. Ombrageux et indépendant, résolu de se frayer sa voie lui-même, sa vie solitaire ressemble à celle que Poussin, dans sa jeunesse, avait aussi menée à Rome. Bertel n’avait guère d’amis que trois ou quatre jeunes artistes, danois ou allemands, et, bien qu’il y eût alors à Rome des maîtres de grand renom et des ateliers à la mode, il ne les recherche pas. Il n’avait alors aucun protecteur, si ce n’est son compatriote, le savant archéologue Zoëga, son ami et son guide, qui l’encourageait dans ses sévères études et lui fit même détruire quelques essais de compositions. Un seul a survécu, un tout petit groupe de Bacchus et Ariane, où le naturel et la grâce révèlent déjà un commerce intime avec l’art antique.

Cinq années se passèrent ainsi. L’académie de Copenhague, reconnaissante de quelques excellentes copies envoyées par son élève, avait renouvelé sa pension. Le terme où elle allait expirer approchait, lorsque dans l’âme du jeune sculpteur jaillit pour la première fois l’éclair de l’inspiration. Sa pensée s’était arrêtée sur un beau sujet de la fable. Il le médita longtemps, brisa même un premier essai, et, au commencement de l’année 1803, exposa le plâtre de son célèbre Jason. Le héros y est représenté s’avançant d’un air de triomphe, sa lance reposée sur l’épaule droite, et portant sur le bras gauche la Toison d’or. En peu de jours, ce fut le bruit de Rome. Artistes et amateurs, tout le monde se pressait dans l’humble atelier du pauvre statuaire, tout à fait inconnu. Canova, alors au faîte de sa renommée, y vint aussi et exprima hautement son admiration : « L’ouvrage de ce jeune Danois, dit-il, est d’un style tout nouveau et grandiose. » Ce mot de Canova, qui aurait suffi en ce temps-là pour consacrer le mérite de Thorvaldsen, garde à nos yeux un prix singulier. Le grand artiste, critique beaucoup plus fin et plus sévère qu’on ne pourrait croire en raison de ses ouvrages, comprenait que personne alors n’aurait fait le Jason, pas même lui, qui avait adopté un tout autre style. Du premier coup, Thorvaldsen s’était mis hors de pair. Il a fait bien mieux plus tard, mais le Jason marque la date la plus importante de sa carrière, et, soit pour ce motif, soit plutôt parce que l’œuvre encore un peu théâtrale frappe davantage le gros