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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/158

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du public, elle est restée la plus populaire de toutes celles du sculpteur dans les pays scandinaves.

Rien ne manqua d’ailleurs à cette création pour être un véritable coup de dé et devenir légendaire. Thorvaldsen lui dut à la fois la réputation et le moyen de vivre, c’est-à-dire de poursuivre la gloire. Il était alors à bout d’argent, sa pension terminée, ses maigres ressources épuisées, et de tous les amateurs qui venaient admirer le Jason, pas un ne lui en avait offert seulement cinquante écus. Contraint par son dénûment de quitter Rome, le pauvre artiste avait tout préparé pour son départ, aussi désespéré qu’Annibal quittant l’Italie ; déjà le vetturino amenait à sa porte la charrette qui devait emporter ses plâtres, lorsqu’un riche banquier anglais entre dans l’atelier et demande à voir le Jason. Saisi d’admiration, M. Hope se décide sur-le-champ et commande un Jason en marbre de Carrare ; Bertel s’engage à l’exécuter pour la somme de 600 sequins, dont une part lui est aussitôt payée. Ainsi délivré de tout souci, il resta à Rome, et dut peut-être à un Anglais sa carrière et sa gloire. Pourquoi faut-il qu’on ait à lui reprocher dans cette circonstance le seul trait regrettable de sa vie ? M. Hope attendit vingt-cinq ans la statue qu’il avait commandée.

Je ne m’arrêterais pas à rappeler sa passion pour une Romaine qu’il rencontra vers ce temps-là chez Zoëga, et les déboires que lui causèrent la jalousie et le mauvais caractère de sa maîtresse, si l’on n’avait sérieusement reproché au pauvre sculpteur ces amours un peu vulgaires. Qu’importe en effet qu’il se soit fait aimer d’une camériste, qu’il l’ait laissée se marier à un autre et l’ait reprise ensuite ? Pour prendre garde à ces misères, il faut oublier ce que c’est qu’un poète ou un artiste, chose ailée et légère, mélange inexplicable d’ardeurs, d’inconséquence et de faiblesse. Thorvaldsen n’a pas connu un seul moment de sa vie la débauche ; mais ses œuvres sont là pour montrer quel souverain empire exerçait sur lui la beauté plastique, et son cœur garda toujours une intarissable jeunesse. C’est sa propre histoire qu’il a plusieurs fois et complaisamment sculptée dans ses jolis bas-reliefs de l’Amour chez Anacréon. Il avait plus de cinquante ans lorsqu’une jeune Anglaise, riche et de bonne famille, miss Mackenzie, s’éprit de sa renommée, s’attacha à lui, le soigna pendant une maladie et, à force d’attentions et de coquetterie, l’amena jusqu’à une promesse de mariage. Pendant que l’artiste hésite encore à sacrifier sa liberté, il voit passer dans le monde de Rome une jeune Viennoise, très jolie, très spirituelle, qui soudain fait échec à l’Anglaise. Thorvaldsen, amoureux fou de Mlle Caspers, rend sa parole à miss Mackenzie. Mais il a trop d’honneur pour ne pas garder la sienne et, bien que sa passion