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de cette fête nationale sembleraient à peine croyables, si on ne les trouvait dans les journaux du temps et si les fresques du musée n’en consacraient le souvenir avec la plus naïve expression. Certes ces ouvriers, ces marins, ces bourgeois de Copenhague ne comprennent guère les chefs-d’œuvre de Thorvaldsen, mais on leur dit que ce vieillard a fait parler du Danemark dans toute l’Europe, et c’est assez pour le recevoir comme un roi. Il faut remonter à l’histoire du couronnement de Pétrarque ou aux jeux olympiques pour retrouver l’image de cette pacifique royauté. Les Danois méritaient bien, par ces hommages dignes de la Grèce, de compter dans leur nation le plus grec de tous les sculpteurs modernes. Au reste, nous avons vu depuis ce que valait le patriotisme du Danemark, lorsque ce petit pays, tristement abandonné, se défendit seul contre deux grands empires. La ville de Copenhague allant au-devant de Thorvaldsen et les trente mille hommes du général Méza arrêtant à Düppel tous les efforts de l’armée austro-prussienne, ce sont des traits dignes l’un de l’autre, qui donnent la mesure de ce vaillant peuple.

De tous les acteurs de cette grande fête le plus étonné et le plus embarrassé était le sculpteur lui-même, qui se gardait bien de prendre au sérieux son rôle de triomphateur. Au lieu de rester à Copenhague, où l’académie lui donnait un appartement dans son palais, et d’y jouir de sa popularité, il s’enfuyait à la campagne chez une vieille amie, la baronne de Stampe, et y reprenait son travail. Ce fut là qu’il exécuta de nombreux ouvrages, plusieurs encore de très bonne venue, un Christian IV, sa propre statue en costume d’atelier, que lui arracha à grand’peine son amie, et surtout les deux grands bas-reliefs qui décorent l’église Notre-Dame. Il avait alors soixante-dix ans et sa verte vieillesse rappelle le tempérament athlétique de Michel-Ange et de Titien. Son regard se tourna encore vers Rome, et il y revint en 1841. Cette fois son passage à travers l’Allemagne ne fut qu’une suite de triomphes comparables à celui de Copenhague. A Berlin, à Dresde, à Munich, les rois le reçoivent comme un ami, les villes s’illuminent pour lui, on donne des spectacles de gala, et, quand il y paraît, la foule se lève pour l’acclamer.

Pendant une année encore, il travailla à Rome, mais seulement à des sujets religieux, comme si l’approche de la mort eût réveillé en lui la foi chrétienne. Sa carrière touchait en effet à son terme. Lorsqu’il revint l’année suivante en Danemark, sa pensée et ses forces trahirent désormais l’infatigable sculpteur, et ses dernières œuvres méritent à peine une mention. Le 24 mars 1844, il tomba foudroyé par une apoplexie au théâtre royal de Copenhague, où sa passion pour la musique l’amenait tous les soirs,