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ce sont là des règles fondamentales auxquelles ont obéi non-seulement les Grecs, mais les plus grands artistes de la Renaissance et des temps modernes, en adoptant d’ailleurs les formes ou les styles les plus divers. Bien peu cependant ont reproduit cette mesure exquise de l’art hellénique, comme l’a fait Thorvaldsen dans quelques statues mythologiques qui marquent la plus brillante période de son génie, et devant lesquelles l’admiration est unanime. La première en date est l’Amour vainqueur.

Quel artiste ou quel amateur, en promenant ses rêves dans les galeries du Vatican, ne n’est arrêté maintes fois devant cet Amour grec, ce marbre de Paros tout mutilé, une des perles de l’immense collection ? Les indifférens y font peu d’attention, parce qu’il est là dans un coin de la salle la moins claire et la plus encombrée; mais ceux qui l’ont admiré une fois y reviennent sans cesse. Il passe, aux yeux des archéologues les plus compétens, pour avoir été taillé dans l’atelier même de Praxitèle. Quoi qu’il en soit de son origine, l’antiquité ne nous a laissé aucune image de l’Amour qui ressemble à celle-là, aucune qui en approche, ni pour la beauté, ni pour l’élévation de la pensée et du sentiment. C’est un Amour mélancolique, attristé des maux qu’il fait aux hommes; on dirait presque qu’il en est atteint lui-même. Sa tête charmante, couronnée d’une abondante chevelure qui retombe en boucles autour du cou, se penche avec une expression de douce et naïve compassion. Le torse est d’un adolescent, avec les formes les plus délicates, et il est impossible de ne pas voir là le ciseau d’un maître. Thorvaldsen s’est inspiré de cette exquise figure pour en faire en quelque sorte la contre-partie, et il a créé un type nouveau de l’Amour, l’une de ses plus poétiques inventions. C’est dans son propre cœur, dans le souvenir de ses secrètes blessures qu’il puisa l’idée de cet Amour vainqueur et roi du monde, idée très gracieuse, mais surtout philosophique, qui nous prouve que désormais le sculpteur va se préoccuper de la pensée autant que de la forme.

Au lieu de l’Amour compatissant, nous avons ici un Amour qui triomphe de sa cruauté. Ce n’est pas non plus ce Cupidon de Lysippe, dont il y a deux jolies répliques au Capitole et à la villa Albani, ce jeune et malin garçon qui bande son arc en souriant d’un air si mutin. Celui-ci est plus sérieux et compte quelques printemps de plus. Comme l’Amour du Vatican, il a une tête de jeune fille, de longs cheveux bouclés, et une couronne de roses. A demi assis sur un large tronc recouvert de la peau de lion, ses grandes ailes à demi ouvertes, il élève dans sa main droite une flèche dont il tâte et examine la pointe avec un fin sourire et un air de tête tout plein d’orgueil. L’autre main, négligemment abaissée