Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/187

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Russie a dû l’introduction des châtimens corporels? C’est du moins à l’esclavage domestique du servage qu’elle en doit le maintien jusqu’à nos jours. La verge était l’auxiliaire et le complément indispensable du servage moscovite. Le pomêchtchik russe fouettait ses serfs comme le planteur des colonies ses esclaves, et le droit de correction qu’ils laissaient à la discrétion du propriétaire foncier, l’état et le souverain s’en servaient à leur tour vis-à-vis de leurs sujets, tous plus ou moins considérés comme serfs de l’état. La législation s’étant tout entière formée sous l’empire des mœurs serviles, les verges devaient naturellement perdre de leur autorité à mesure que s’introduisaient les mœurs libres et les notions morales et juridiques de l’Occident.

C’est ce qui advint sous les successeurs de Pierre le Grand, alors qu’ayant une cour plus ou moins policée ils essayèrent d’instituer une noblesse à l’occidentale. Leurs serviteurs, leurs ministres, leurs fonctionnaires ne pouvaient continuer à être fustigés comme des esclaves. De là vinrent les mesures qui au XVIIIe siècle exemptèrent successivement des châtimens corporels les classes dites privilégiées, la noblesse et le clergé, puis une partie de la bourgeoisie des villes. La noblesse le fut en 1762 par le malheureux Pierre III, qui, en qualité d’étranger, répugnait à ces peines grossières[1]. Les exemptions, élargies avec les années, s’étendirent non-seulement à certaines classes, mais aux fonctions publiques les plus humbles. Les degrés inférieurs du tchine, conférant la noblesse personnelle, affranchissaient du fouet tous les fonctionnaires compris dans les quatorze classes du tableau des rangs. De là le mot du diplomate qui, lors du traité de Vienne, conseillait à l’empereur Alexandre Ier ou à l’un de ses ministres d’élever par un ukase tous les Russes à la XIVe classe. C’eût été un moyen de supprimer les verges en faisant rentrer toute la nation dans les classes privilégiées : cette suppression, l’émancipation devait l’accomplir en élevant tous les Russes au rang d’hommes libres.

Le knout, instrument cruel et meurtrier, avait été supprimé dès les premières années du règne de Nicolas, les verges devaient l’être par l’empereur Alexandre II. L’acte d’émancipation est de février

  1. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er avril et du 15 mai 1876, les études sur les Classes sociales en Russie et sur la Noblesse. Je rappellerai qu’au point de vue pénal, ce privilège de certaines classes n’était pas sans contre-partie. Pour beaucoup de délits, le noble, exempt de châtimens corporels, était et reste encore, croyons-nous, passible de peines plus sévères que l’homme du peuple. Un délit par exemple n’entraînant, pour les classes non privilégiées, que deux ou trois ans de prison, exposait les membres des classes supérieures à la déportation perpétuelle. Depuis l’abrogation des verges, s’il subsiste encore une inégalité dans la législation, c’est au détriment des hautes classes.