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verge conduisait l’école de même que l’écurie du propriétaire; elle était en usage dans les casernes, dans les bureaux de la police, dans les administrations communales. Il courait même alors le bruit que dans un certain endroit la verge était mise en mouvement par un mécanisme d’invention anglaise que l’on employait dans des circonstances spéciales. Dans les livres de droit criminel et civil, les verges figuraient à chaque page et comme un refrain perpétuel en compagnie du fouet, du knout et des baguettes. »

D’où venait cette fâcheuse prédominance des punitions corporelles dans une législation qui semblait ainsi traiter le peuple moitié en enfant, moitié en esclave? On en a cherché les causes ou les origines dans un passé lointain; le plus souvent on s’est plu à en rejeter la responsabilité sur la domination mongole. C’est aux envahisseurs asiatiques par exemple que les historiens ont fait remonter l’horrible supplice du knout; il n’en est pas, croyons-nous, fait mention dans les annales de la Russie primitive de Kief ou de Novgorod[1]. A cet égard comme à beaucoup d’autres, avant l’espèce de déviation, de déformation que lui fit subir la conquête mongole, la Russie des Varègues et des kniazes ressemblait beaucoup plus à l’Europe occidentale que la Russie des tsars moscovites. C’est sous les grands princes de Moscou, sous les Ivan et les Vassili, que furent introduites les peines répugnantes et raffinées conservées sous les premiers Romanof. Sous ce rapport, l’oulogénié zakonof, le code du pieux Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, ne le cède en rien au soudebnik d’Ivan III et d’Ivan IV le Terrible. La première influence de l’Europe, où la torture et les supplices atroces étaient encore en vigueur, ne fit même qu’accroître la sévérité de la législation moscovite. Pierre le Grand limita l’emploi de la peine de mort; mais, au lieu de supprimer ou d’adoucir les peines corporelles, il s’en servit plus que personne pour imposer à ses sujets les coutumes de l’Occident. Usant sans scrupule de moyens barbares au profit de la civilisation, le grand réformateur employait contre ses adversaires, voire contre ses auxiliaires, les instrumens de correction que lui avaient légués ses aïeux. On sait qu’au besoin il ne dédaignait pas le métier de bourreau et contraignait ses courtisans à manier la hache à son exemple. Les verges avaient toutes ses sympathies, aucun de ses prédécesseurs n’en avait fait un tel emploi, et il ne répugnait pas à les appliquer lui-même au dos de ses favoris ou de ses plus hauts fonctionnaires, tels que le prince Menchikof.

Est-ce au long esclavage national de l’époque tatare que la

  1. Le nom même de knout n’est pas de source slave, il serait d’origine turque.