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contre le crime, a été obligé de songer aux moyens de rendre au code pénal plus d’efficacité, et l’utilité de la déportation s’est trouvée mise en question.

De tout temps la discipline a naturellement été beaucoup plus relâchée, et le bannissement moins pénible pour les déportés de la seconde catégorie, les condamnés simplement colonisés en Sibérie ou ailleurs. Ils ne sont guère soumis à d’autre obligation qu’à celle de ne point quitter la résidence qui leur a été fixée[1]. Une fois transportés au lieu désigné pour leur séjour, ces colons forcés (silno poselentsy) y demeurent à peu près en liberté sous la surveillance souvent somnolente d’une police peu sévère ou peu exacte. Ceux qui ont quelque fortune peuvent vivre de leurs revenus, louer une habitation ou s’en faire construire une, avoir des livres ou des instrumens de musique, des chevaux ou des voitures, se donner tous les plaisirs que comportent le climat et l’exil ; les autres peuvent reprendre leur ancien métier, travailler à la terre ou bien louer leurs bras dans les mines d’or, où ils font concurrence aux ouvriers libres. Ils jouissent du fruit de leur travail, peuvent devenir propriétaires et sont autorisés à se marier avec des femmes déportées ou avec des femmes du pays. Chaque année, le gouvernement consacre une certaine somme, 2,000 roubles environ, aux frais de mariage des colons forcés qui n’y peuvent subvenir. Les condamnés se donnent parfois des fêtes dont l’eau-de-vie fait le principal agrément et où ils invitent souvent les soldats ou les employés préposés à leur garde. En Sibérie plus encore qu’en Russie, le grand mal est l’arbitraire des agens du pouvoir, qui, là aussi, trouve son correctif habituel dans la vénalité. Arbitraire et vénalité ont un champ d’autant plus large que dans ces solitudes le contrôle est plus difficile et que beaucoup des fonctionnaires de Sibérie sont des hommes tombés en disgrâce qui expient au delà de l’Oural d’anciennes peccadilles administratives.

La vie des colons obligés est fort analogue à celle des Sibériens du voisinage; pour l’homme du peuple, elle n’a rien de particulièrement pénible; aussi a-t-on vu des malfaiteurs aggraver leur cas de propos délibéré pour avoir le bénéfice de cette liberté du bannissement. Les déportés politiques sont souvent les plus surveillés et, par là même, les plus à plaindre. C’est pour eux que la déportation garde toutes ses tristesses ou ses rigueurs, pour l’homme du monde ou l’homme d’étude subitement transplanté dans une contrée déserte ou au milieu de gens grossiers, loin de toutes les ressources de la civilisation; pour le Russe ou le Polonais instruit, isolé de

  1. La durée minima de la déportation est, croyons-nous, de cinq années.