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les plus jolis poèmes d’Anacréon, les amours de Psyché et d’Éros, ou bien encore des fantaisies allégoriques écloses de son imagination, Thorvaldsen nous transporte, comme avec la baguette d’une fée, au sein du monde antique. Ce n’est pas tout à fait la grâce originale et naïve, l’insaisissable idéal des bas-reliefs athéniens. La création est ici moins spontanée, l’art plus étudié : mais cette recherche atteint son but par la puissance de la vie et le naturel absolu des physionomies. Cela rappelle moins l’inspiration homérique, rude et primesautière, que celle des poètes d’Alexandrie, j’entends des meilleurs : c’est la perfection raffinée de Théocrite ou la grâce légère de Méléagre, comparaison d’autant plus juste que ces marbres sont vraiment de petits tableaux, des idylles, dans le sens grec du mot. Qui donc s’est jamais approprié à ce degré non seulement les formes, mais les idées et les sentimens qui animaient la plastique comme la poésie des anciens? Flaxman égala certainement son rival danois pour la science archéologique, et ses dessins fameux sur l’Iliade et l’Odyssée montrent une puissante intuition du monde où se meuvent les fables héroïques, mais à ces images savamment exactes manque le premier trait de ressemblance, la beauté des types, et ce parfum d’hellénisme qui émane des bas-reliefs de Thorvaldsen. Le seul moderne en qui ait ainsi vécu l’âme d’un Grec, c’est André Chénier; seulement il était né sur le Bosphore, et quel miracle de lui trouver un frère aux bords du Sund!

Mais ce n’est rien encore que le style, la grâce, l’harmonie exquise de ces tableaux de marbre. Ce qui plaît surtout en eux, ce qui charme les spectateurs les moins exercés, c’est le sentiment. On devine qu’ils sont nés moins du cerveau que du cœur de l’artiste, comme ces dessins de Prudhon, d’une élégance si mélancolique, avec lesquels ils ont parfois une remarquable parenté. Qui ne connaît ce fameux médaillon de la Nuit, où la jeune déesse s’envole dans l’espace tenant entre ses bras ses deux enfans, le Sommeil et la Mort[1]? Il y a au Musée vingt joyaux semblables, tout imprégnés de poésie et devant lesquels on peut à son aise rêver ou s’attendrir. On sent vite que ce sont là des œuvres spontanées que l’artiste laissait tomber de ses mains, au hasard de l’inspiration, comme un soulagement à ses chagrins ou un délassement à ses grands travaux. Que de fois il lui est arrivé de quitter sans façon le bloc de terre d’une grave statue, pour modeler un de ses chers bas-reliefs !

  1. Quiconque a écrit sérieusement sur Thorvaldsen a parlé de ce chef-d’œuvre avec le même enthousiasme. Ce n’est pas amoindrir le mérite du sculpteur que de dire qu’il avait puisé cette poétique idée dans un dessin de Carstens, copié de sa main. Seulement Carstens avait dessiné la Nuit simplement assise et les deux enfans accroupis entre ses genoux. On voit avec quelle imagination Thorvaldsen a transformé le motif ; c’est l’éternelle histoire des emprunts du génie, qui change en or tout ce qu’il touche.