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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/344

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et de noblesse : car l’inspiration ne se donne pas. À ce compte-là Rauch serait le plus grand et le plus célèbre des élèves du maître danois. Sur les statuaires français son enseignement est plus difficile à constater : on n’en cite aucun qui ait été son ami comme Horace Vernet. On sait que David d’Angers ne l’aimait pas et rien n’est moins surprenant. Rude l’a-t-il connu à Rome? Peut-être, mais aucun biographe n’en a parlé. Deux de nos grands sculpteurs seulement, Cortot et Simart, montrent dans leurs œuvres, dans leurs bas-reliefs surtout, une trace évidente des exemples de Thorvaldsen. Mais d’autres sans doute en ont profité qui ne l’ont pas avoué. Si le Danois ne s’était pas tenu si fort à l’écart de la France, s’il avait pris soin d’envoyer quelque ouvrage à Paris, s’il n’avait pas été adopté avec tant de passion par les Allemands, nul doute que les artistes français n’eussent mis plus d’empressement à saluer son génie et à lui demander des leçons. Combien, de notre temps, étaient dignes de les reproduire ! Croit-on par exemple que Duret n’eût pas gagné, à ce contact, plus de sobriété et de prudence, et Pradier, cet esprit si gracieux et si naturellement grec, un souci plus vif de la noblesse et de l’idéal antiques? Il n’y avait pas, dans toute l’Europe, un terrain plus propre que l’école française à recevoir les leçons de Thorvaldsen. Car le génie français, faut-il le répéter sans cesse? c’est la mesure, le bon sens, l’horreur du trivial et du clinquant. N’avons-nous pas toute une lignée de grands statuaires, depuis Jean Goujon et Germain Pilon jusqu’à Houdon et Rude, jusqu’à nos illustres contemporains, véritables représentans de notre esprit national dans l’art, qui ont su réunir au plus haut degré l’expression et l’élégance, sans rien sacrifier de la vraie beauté, sans rechercher les contorsions, les figures grimaçantes, les mouvemens ou les poses de mélodrame? Le jour où l’administration des beaux-arts se décidera à tirer de ses greniers les plâtres choisis avec tant de goût par M. Charles Blanc à Copenhague, le Mercure, la Vénus, le Triomphe d’Alexandre et dix autres chefs-d’œuvre, nos artistes reconnaîtront dans Thorvaldsen un génie de la même famille que ceux-là et le public verra une fois de plus qu’il peut y avoir un genre classique très sévère, très pur, et pourtant plein d’attraits pour les esprits les moins raffinés. Il verra que cette prétendue froideur du grand sculpteur danois, dont on lui a quelquefois parlé, n’est qu’un mensonge inventé par l’ignorance, par le préjugé ou par cette perversité du goût qui demande sans cesse des effets extraordinaires et impossibles, perversité trop commune aujourd’hui, mais à laquelle. Dieu merci, l’art contemporain donne chaque année d’éclatans démentis.


S. JACQUEMONT.