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soit libre ou non, il a en tout cas l’illusion de l’âme et l’illusion de la liberté. Que ses passions soient ou non les conséquences de son tempérament, il éprouve des passions, il leur cède ou leur résiste. La peinture de ces mouvemens intérieurs, leurs effets, les rencontres comiques ou terribles des caractères, des intérêts, des passions, voilà le vrai domaine du romancier comme de l’auteur dramatique. Que m’importe à moi, spectateur, que Phèdre soit atteinte ou non d’une maladie hystérique? C’est l’affaire du médecin chargé de sa santé. Ce qui me préoccupe moi, c’est de savoir quels effets vont sortir de son amour furieux, quels ravages cet amour exercera sur sa conscience, et si l’innocent Hippolyte périra. Que m’importe à moi lecteur de savoir si Claude Frollo est fou ou non, si son vœu imprudent de chasteté a amené peu à peu à l’état d’idée fixe chez lui, jusqu’à obstruer son cerveau, l’obsession de la luxure? Ce qui m’intéresse c’est de savoir si la pauvre Esmeralda va être la victime de sa haine. L’artiste n’est pas un savant qui recherche les causes; sa tâche à lui c’est de peindre les effets, de faire jaillir de son œuvre l’émotion, douce ou terrible, qui tour à tour nous prend en face de la vie elle-même, de remuer nos cœurs, de nous attendrir, de nous faire sourire ou frémir. Hé ! sans doute je sais bien que ce sont des muscles et des tendons qui déterminent chacun de nos mouvemens ; que les corps se composent d’os et de chair, de globules sanguins qui incessamment vont et viennent portés par la circulation. Mais que me font ces os, ces tendons, ces muscles et ces globules quand je regarde l’École d’Athènes, les Noces de Cana, ou l’Entrée des croisés à Constantinople. Sont-ce leurs attaches et leurs mouvemens que j’y viens étudier; ou bien est-ce une impression de beauté et d’harmonie, ou la représentation puissante de quelque grand drame de l’histoire que je suis venu demander à l’œuvre d’art et que je lui suis reconnaissant de m’avoir donnée?

Je ne reproche pas aux naturalistes de nous peindre le vice; mais je leur reproche de naguère nous montrer sous ce nom que la maladie physique. Ce que je leur reproche ensuite, c’est de ne voir guère dans la réalité que le vice. J’accorde qu’il existe, qu’il tient même dans l’humanité une large place. Mais est-il donc vrai qu’il tienne toute la place? Le romantisme avait peut-être peint les hommes et les femmes plus beaux qu’ils ne le sont. Est-ce une raison, quand on se donne comme programme l’étude fidèle de la réalité, de passer à l’autre extrême, et de les peindre plus laids que nature ? Noire société française, notre société parisienne même, — la seule que nos naturalistes semblent connaître d’ailleurs, — n’est pas sans doute une perfection idéale, ni même relative. Elle n’est pourtant pas aussi pourrie qu’on nous le dit. Nous y connaissons tous, sans nous compter, bon nombre d’honnêtes gens. Il s’y accomplit tous les jours des actes de dévoûment et d’héroïsme. On en pourrait trouver la preuve jusque dans les faits divers de la troisième