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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/444

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au public, une Académie française n’a pas le droit d’oublier « que l’on n’a guère vu de chefs-d’œuvre d’esprit qui fussent l’ouvrage de plusieurs. » La leçon est de La Bruyère. On ne fait pas asseoir une raison sociale dans un fauteuil académique.

Prenons pourtant ce théâtre et tâchons de démêler ce qu’il peut bien avoir de mérite littéraire. On loue beaucoup dans les pièces de M. Labiche ce qu’on appelle aujourd’hui « le métier ». C’est un de ces mots à la mode, comme la critique en invente parfois pour sa plus grande commodité : ils signifient probablement quelque chose, mais on s’accorde pour n’en pas trop approfondir le sens, de sorte qu’ils répondent péremptoirement à tout. Celui-ci, qu’on salue poète, n’aura de sa vie fait entrer dans ses alexandrins ni sentiment ni pensée : mais il fait si bien les vers, il sait si bien son métier! Celui-là, qui travaille dans le roman, s’il existe un art de composer ne s’en soucie, un art d’écrire l’ignore, un art d’émouvoir ne s’en doute seulement pas; et c’est pourtant le même refrain banal : si vous saviez comme il sait son métier! Je crains fort qu’il n’en soit du théâtre comme du roman et de la poésie. Du moins suis-je un peu surpris, quand je regarde aux vaudevilles de M. Labiche, de voir combien d’actes joyeux mêmes procédés, mêmes formules, mêmes plaisanteries ont pu défrayer, soutenir et faire applaudir. Ainsi, c’est une vieille observation qu’il n’y a rien au théâtre qui provoque plus sûrement le rire que la méprise et le quiproquo, M. Labiche en a fait son profit jusqu’à l’abus : voyez-en quelques exemples. Deux camarades de pension, Mistingue et Lenglumé, se croient complices, au lendemain d’un souper trop gai, de je ne sais quel crime imaginaire, l’assassinat d’un charbonnier, si vous voulez, ou d’une charbonnière : simple méprise, un acte, c’est l’Affaire de la rue de Lourcine. Le docteur Malingear, qui songe à marier sa fille, prend le confiseur Ratinois pour un prince de la raffinerie, le confiseur Ratinois, qui songe à marier son fils, prend de son côté Malingear, médecin sans clientèle, pour un millionnaire de la chirurgie : double méprise, deux actes, c’est la Poudre aux yeux. La veuve Champbaudet croit être aimée de M. Paul Tacarel, architecte; M Garambois s’imagine que Mme Champbaudet n’a pas tort de le croire, et M. Letrinquier s’imagine à son tour que M. Garambois a raison de se l’imaginer : triple méprise, trois actes, c’est la Station Champbaudet. Qui nombrera les quiproquo du Chapeau de paille d’Italie? Mais ici, quand M. Labiche étend son sujet jusqu’aux dimensions de quatre actes ou de cinq, il faut un fil au moins qui tant bien que mal rattache toutes ces méprises ensemble. Rien de plus difficile peut-être à trouver : je le crois, je veux le croire, ce n’est pas mon métier que de le savoir, mais assurément rien de plus uniforme. Vous posez une demi-douzaine de personnages que vous mettez d’abord en contact par des moyens plus ou moins ingénieux; puis, tous ensemble, d’un seul coup, comme une caravane, vous les déplacez, et les voilà