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à conjurer une catastrophe; mais, dès qu’on parle de transporter Lohengrin sur notre première scène, la question se déplace. Il ne s’agit plus alors ni d’une pièce inepte, ni d’une partition plus ou moins sillonnée d’éclairs dans sa nuit, nous nous trouvons en présence de la personne même de l’auteur. Quelle que soit la tolérance qu’on professe en matière d’esprit national, — cette tolérance dût-elle aller jusqu’au scepticisme, — il y a cependant des outrages qui ne s’oublient pas.

Voici tantôt quinze ans que M. Richard Wagner use son encre à libeller des infamies contre la France. Il semble que, pour sa haine acharnée et venimeuse, chaque heure passée sans nous insulter soit une heure perdue; pas une de nos gloires musicales ou littéraires qu’il n’ait vilipendée, nos anciens maîtres comme les modernes ; il a des expectorations de cracheteur pour tout le monde, et c’est à l’œuvre d’un pareil homme qu’on oserait faire les honneurs de l’Opéra, c’est à son profit qu’on emploierait l’argent de la France! Sommes-nous donc si pauvres? n’avons-nous parmi nous personne à qui nous adresser, et quand cela serait, faudrait-il, parmi tant d’étrangers, s’adresser à celui qui nous hait et le choisir de préférence à tel autre qui nous aime et qui de plus, — Verdi, par exemple, — a du génie? Eh quoi! vous avez sous la main des musiciens qui n’attendent que votre bon plaisir, et vous les écarteriez pour ouvrir la porte à cet intrus, et Lohengrin mènerait sa fête dans le temple, tandis qu’au dehors le Sigurd de M. Reyer continuerait à battre la semelle sur l’asphalte et qu’on distribuerait à nos symphonistes des scenarios de ballet pour leur faire prendre patience, et, comme on dit, pour tromper leur faim? Sans appeler la proscription sur les œuvres d’un maître, il doit être pourtant permis de protester d’avance contre une entreprise dont le moindre inconvénient serait de détourner notre premier théâtre de sa voie nationale. Les gens que cet art réjouit n’ont qu’à se rendre aux concerts Pasdeloup; là, règne et gouverne un chef d’orchestre convaincu, qui, plutôt que de pactiser avec les récalcitrans, commence par leur passer son archet à travers le ventre, sauf à les achever ensuite au moyen d’une seconde décharge de la même artillerie. Mais jamais on ne nous fera croire qu’un directeur de l’Opéra se puisse imaginer que la chambre lui vote une subvention de huit cent mille francs à cette fin de procurer des satisfactions d’amour-propre au pire de nos ennemis.

Il n’est question depuis quelque temps que de fonder un opéra populaire. L’heure en effet serait des mieux choisies pour rendre accessible aux classes laborieuses un spectacle jusqu’à présent réservé aux seuls privilégiés. Les sociétés orphéoniques, les concerts Colonne, Danbé, Pasdeloup, ont commencé l’éducation, le théâtre la complétera, et voyez ce que peut l’initiative individuelle, fût-ce la plus bornée en ses moyens.