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Pendant que les commissions délibèrent en permanence et que M. Turquet commande des rapports à tous les passans, une troupe quelconque s’installe au Château-d’Eau sous la direction improvisée d’un ancien ténor de l’Opéra-Comique; point de fracas, pas une annonce; qui d’ailleurs afficherait-on en vedette pour l’attraction? Nous n’avons ni Lambert, ni Molière, notre Nilsson s’appelle Mlle Séveste,<et notre Frezzolini a nom Alice Lutscher, pour ténors nous avons notre imprésario, M. Leroy, et M. Michot, un vieux de la vieille. Rien de plus modeste que cette troupe de voyage, mais aussi rien de mieux en train et de plus digne d’intérêt. Ces braves gens ne demandent qu’à prouver leur zèle, et le public met à les récompenser une volonté toute réjouissante. Ils nous ont donné d’abord le Barbier de Rossini, très convenablement exécuté; ensuite est venue Martha, puis Lucie de Lammermoor ; en trois étapes, les voilà déjà qui touchent au grand répertoire, et leur succès ne fait que grandir, et chaque soir leur salle est pleine, et l’Opéra populaire est trouvé; sans remuer ciel et terre, en ne s’aidant que de leur courage, ils ont résolu le problème. Pendant que les fortes têtes du gouvernement discutaient sur le mouvement, ils ont marché. Maintenant l’exemple est donné, et quand on parlera de privilèges et de subventions à distribuer, nous savons avec qui on devra compter. Le fera-t-on? Hélas! comment s’y fier, et qu’est-ce que d’avoir mérité et fourni toutes les garanties, si vous ne pouvez, comme L’Intimé des Plaideurs, crier d’en bas à ceux qui sont en haut :

Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire!


Celui-ci ou celui-là, peu importe; ce qui est certain, c’est qu’il y a quelque chose à faire. Il ne faut plus qu’en parlant des chefs-d’œuvre de l’art dramatique musical on puisse dire : « C’est du caviar pour le peuple. » En même temps que le bien-être des classes inférieures va s’augmentant, leur éducation doit aussi progresser, et puisque, grâce aux bouillons Duval, il y a de la soupe et du bœuf pour l’alimentation du corps, je ne vois pas pourquoi, sous forme d’un opéra de Rossini, d’Auber, d’Halévy, de Meyerbeer et de Weber, il n’y aurait pas du caviar pour toutes les intelligences. Plus de ces représentations à prix réduits qui ressemblent à des aumônes et sont des offenses à la dignité d’un peuple libre, plus de ces spectacles gratis qui ne sont que des réminiscences du Panem el circenses, vieux restes de l’abrutissant césarisme. Mais s’il est d’un bon exemple que chacun paie sa place, encore convient-il que les prix du bureau soient abordables. Qui dit Opéra populaire dit un théâtre où, pour une minime rétribution, tous les chefs-d’œuvre de nos deux principales scènes lyriques pourront être, à tour de rôle, incessamment passés en revue; et remarquez que nous parlons