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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/55

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répétition suivi-ma partition page à page ; eh bien, vous l’avouerai-je? Ce n’est pas cela! »

Je connaissais l’homme et n’eus pas de peine à saisir l’objection, d’ailleurs spécieuse et de nature à ne point m’embarrasser dans ma réplique : « Ce n’est pas cela? je vous entends. Oui, certes, si vous ne me parlez que de l’instrumentation et encore de certaines parties, il y a en effet ici et là des formules qui rappellent le style de l’époque et qui vous déplaisent aujourd’hui, par exemple toutes ces symétries, tous ces accords plaqués, toutes ces redondances spontiniennes dont s’offensent désormais votre oreille et votre goût formés aux sonorités, aux complications des nouveaux orchestres. En ce sens je vous le concède volontiers : ce n’est pas cela! et si vous aviez aujourd’hui à écrire la Muette, il est évident que vous l’instrumenteriez différemment. Mais il ne s’agit là que d’un détail ; causons de tout le reste, de ce jaillissement d’idées mélodiques, ruisselant, serpentant et s’entrecroisant (comme dans la scène du marché), promenant partout la vie et la fraîcheur d’un printemps nouveau. Plaçons-nous en face de cette couleur, de cet imprévu dans l’émotion, de cette somme énorme d’inspiration sincère, de musique spontanée ; répondez, maître, me direz-vous encore, en hochant la tête et le découragement sur la bouche : Ce n’est pas cela! Non, vous ne le direz pas, car vous savez comme moi qu’il n’y a de vrai que le contraire et que c’est par ces qualités absolument géniales que le chef-d’œuvre existe et qu’il tient. La Muette a ce mérite d’être quelque chose qui a été fait par un homme et qui n’aurait pas été fait par un autre. Protestez, contestez tant que vous voudrez, cher Auber, il ne dépend de personne, pas même de vous, d’empêcher que la Muette soit un chef-d’œuvre ! » Les vieillards comme les enfans pleurent facilement. Auber n’a jamais mérité d’être traité ni comme un vieillard, ni comme un enfant, et c’est pourquoi la larme que je crus surprendre dans ses yeux à ce moment m’est restée dans la mémoire. « Vous êtes toujours bon pour moi, » me dit-il en me serrant la main avec tendresse, et je le regardai s’éloigner, traînant le pas, rêveur et morne comme le sont tous les heureux et tous les triomphateurs de ce monde, ce qui doit être la consolation de ceux qui n’ont jamais connu ni le bonheur, ni le triomphe.

Et c’est ainsi que cet homme, qui avait vu mourir Louis XVI, qui avait assisté à la terreur, aux victoires du général Bonaparte, au premier empire, qui, après avoir vécu sous les gouvernemens de la restauration, de Louis-Philippe et de Louis-Napoléon, devait mourir, à quatre-vingt-dix ans, au milieu des horreurs du siège de Paris et de la commune; c’est ainsi que ce musicien de