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pendant lequel l’intérêt symphonique et vocal se soutient jusqu’à la dernière mesure, jusqu’à ce rappel du motif de la barcarolle qui doucement, languissamment, accompagne Fenella sur son rocher et projette sur ce coin bleu de la plage enchantée la note sombre du pressentiment! C’est la mode aujourd’hui entre peintres et romanciers d’échanger leurs idées, et mainte histoire que nous lisons et qui nous charme n’est souvent que la paraphrase d’un tableau de la dernière exposition et la mise en action du mot d’Horace, ut piciura poesis. Eh bien, à ce propos, je me retourne vers la peinture et me demande quel Jules Breton me rendra cette scène finale du second acte de la Muette, et, par un de ces prestiges de transposition si familiers à l’art contemporain, me fera passer la musique d’Auber dans sa peinture? Et l’homme capable d’écrire un pareil paysage et qui plus tard donnait Fra Diavolo, une autre merveille de vie et de coloration, Auber, ne connaissait pas l’Italie et n’eut pour toute information que quelques cahiers d’airs nationaux rapportés par Scribe et des bouts de conversation avec son collaborateur[1]. Même instinct de la couleur dans Gustave, même divination du pittoresque local, l’effet de neige et le clair de lune d’une nuit du nord succédant à l’effet de soleil. Une troisième fuis Auber, dans Manon Lescaut, s’essaiera à ce métier de peintre, et son inspiration lui fournira l’intermède de la scène du désert, une symphonie à la Salvator. Jean-Paul, racontant à ses lecteurs Naples et Ischia du fond de sa taupinière de Bayreuth, les prévient de se fier d’autant plus à la parfaite exactitude de ses descriptions qu’il s’est toujours bien gardé de visiter l’Italie. Sans aller jusqu’à ce paradoxe, on peut admettre certains privilèges de l’imagination ; la Muette, Guillaume Tell et le Freischütz sont en musique les trois ouvrages pittoresques par excellence, et des trois auteurs de ces chefs-d’œuvre, Weber est le seul qui ait eu l’impression directe, aux deux autres l’intuition géniale a suffi. « Le talent vrai, disait Stendhal, est connue le vismas, ce papillon des Indes qui prend la couleur de la plante sur laquelle il vit. » Motifs éblouissans, envolée continue de ritournelles délicieuses, le musicien abonde et surabonde, quand tout à coup le drame éclate. Écoutez ce duo entre Masaniello et Pietro : Amour sacré de la patrie ! Nous sommes en pleine révolution de juillet, et tout un côté de cette partition resté dans l’ombre, va jaillir soudainement à la lumière.

Cette date de 1830 fut pour le chef-d’œuvre d’Auber un moment

  1. Détail à signaler, deux musiciens, Auber et Carafa, composent en même temps un opéra sur le même sujet. de ces deux hommes, l’un est Français, l’autre Italien, Napolitain s’il vous plaît, et c’est le Français, c’est Auber qui, sans avoir jamais mis le pied en Italie, trouve la couleur, la vie, le pittoresque du sujet.