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Habent sua fata, jamais parole plus vraie ne fut écrite. Procédons simplement, soyons d’abord artiste et grand artiste, tout le reste viendra par surcroit, gardons-nous des choses voulues et n’obéissons qu’au souffle de l’esprit. Au jour où cette partition de la Muette vint au monde, l’orage ne menaçait pas encore, tout au plus se laissait-il prévoir de loin, mais ses grondemens sourds perçus ici et là suffisaient pour émouvoir un musicien déjà si profondément entrepris par la couleur de son sujet. À ce seul point de vue, la Muette mériterait une place à part dans l’histoire de l’opéra moderne, jamais en effet auparavant la musique n’avait connu semblable fête, cette suite non interrompue de tableaux représentant au naturel la vie d’un peuple parut la chose du monde la plus originale; notez que, sur ce chapitre du paysage, l’art lyrique en était encore à la tradition de notre tragédie classique, et chacun sait ce que vaut comme pittoresque cette tradition racinienne. Aussi quel attrait inouï dans cette chaude et poétique peinture du ciel méridional, dans cette symphonie dramatique colorée comme un Véronèse, où rien n’est omis, ni l’étude des caractères, ni l’azur du golfe de Naples, ni son Vésuve dont la flamme surchauffe ces rythmes volcaniques, et tout cela, exécuté sobrement selon les préceptes d’un art d’autant plus sincère qu’il s’ignore, innocent de toute théorie, de tout système! Sous le rapport du pittoresque, le second acte de la Muette n’a point son égal, et s’il pouvait y avoir en musique des impressionnistes comme il en existe en peinture, pas un ne me démentirait. Dès le lever du rideau, l’air qui souffle du théâtre vous apporte je ne sais quelle fraîcheur de brise marine! Musique saine, alerte, allègre et lumineuse qui s’éveille au matin, se sent en joie et vous met en joie.

Une simple remarque : avez-vous présente à l’esprit certaine page de Schumann intitulée le Laboureur? c’est la même idée, à ce point que pendant qu’elle se déroule au piano sous vos doigts vous y ajoutez spontanément les paroles que Scribe semble avoir faites tout exprès : Amis, le soleil va paraître! Hasard, réminiscence, plagiat effronté, je n’oserais jurer de rien; ces diables de néo-romantiques allemands vous ont la main si leste et si habile. Revenons à ce deuxième acte ; les chansons succèdent aux chœurs, les duos, les récitatifs s’entremêlent et le drame se déploie, varié, chatoyant, pathétique, au milieu d’un continuel entrain décoratif