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ce sujet… Ne remarquons rien et laissons la parole à Dalila. — « Peu après, ma grand’mère mourut, et avant de mourir, elle déclara à Yanko qu’elle le regardait comme mon fiancé. Je ne dis pas non, mais je confiai à mon jeune page que, si je l’aimais beaucoup, j’adorais Lassalle. Cet aveu l’affligea. Je lui représentai que je n’avais jamais eu l’habitude d’imposer aucune contrainte à mes passions. C’est précisément cette sauvagerie effrénée de ma nature, diese Wildheit, die Schrankenlosigkeit meiner Natur, qui fait le charme irrésistible de ma personne ; il faut bien qu’on en accepte les côtés désagréables. Après avoir enterré ma grand’mère, j’allai rejoindre ma famille en Suisse, où mon père était chargé d’affaires ; il résidait pour le moment à Genève. Yanko ne tarda pas à m’y suivre ; il fit la conquête de mes parens, qui l’acceptèrent de grand cœur pour leur futur gendre. Je tombai malade, ma convalescence fut longue. Pour me remettre tout à fait, on m’envoya faire un tour dans les montagnes, sous la garde d’une dame anglaise et de ses enfans. Quoique Lassalle ne m’eût pas donné de ses nouvelles, je savais de science certaine qu’il faisait au Righi une cure de petit-lait. En passant à Kaltbad, je dis à un gamin : — « Lassalle est ici, va me chercher Lassalle. » Le gamin partit comme un trait et il m’amena Lassalle, qui s’écria : « Par tous les dieux de la Grèce ! c’est elle ! — Eh oui, c’est elle, lui répondis-je. » Sur quoi il nous accompagna au Righi-Kulm, pour y assister au lever du soleil. Nous ne vîmes pas le soleil, mais Lassalle eut le plaisir de me voir

…. dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.


Ce qui lui fournit l’occasion de me comparer à toutes les déesses de l’Olympe. »

Voilà une fille bien gardée, et on pourrait s’étonner que la dame anglaise… Ne nous étonnons de rien, sous peine de nous étonner de tout. Nous ne sommes pas en Suisse, nous sommes en pleine bohème germanique. — « Lassalle me mit au pied du mur, il me proposa ou de m’enlever ou de demander ma main à mes parens. Je me prononçai contre l’enlèvement, et j’eus grand tort. Quant au mariage, je demandai quarante-huit heures pour réfléchir. Avant de nous séparer, Lassalle m’offrit de faciliter les choses en abjurant le judaïsme. Je lui répondis : — « Fais ce qu’il te plaira, la religion ne m’importe guère, il m’est plus facile de croire à plusieurs dieux qu’à un seul. — Est-ce là aussi ton principe en amour? me demanda-t-il, et trouves-tu que plusieurs hommes valent mieux qu’un seul ? » — Il avait rencontré juste, et sa question m’amusa, « Je dois avouer, lui dis-je, que jusqu’à présent un homme ne m’a jamais suffi. Depuis le jour où j’ai rencontré l’officier de la marine russe qui fut l’objet de ma première passion, j’ai toujours pensé qu’il fallait trois hommes pour en faire un, et j’ai partagé mon cœur en