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te demande qu’un peu de patience. Crois en moi, et je réponds de la victoire. » À ces mots, il sortit, et je ne l’ai pas revu. Cependant mon père arriva et me ramena chez lui en me traînant par les cheveux. »

On trouvera sans doute que, de la part d’un chargé d’affaires ou d’un ministre plénipotentiaire, ce procédé était un peu vif. Encore un coup nous sommes en pleine bohème; on y rencontre quelquefois des diplomates. « On m’enferma sous clé, on me mit au pain et à l’eau, continue Dalila. Aux invectives, aux menaces de mes parens, mes frères et mes sœurs joignaient de larmoyantes supplications. Je demeurai inflexible, intraitable ; j’étais un vrai rocher. Tout à coup le rocher changea d’idée, et ce jour-là mon père me déclara que j’étais un ange, un être adorable, un idéal de fille. Pour plus de sûreté, on m’emmena de nuit sur l’autre rive du lac ; la police escortait notre bateau. De là je fus conduite à Bex, où j’eus la surprise de voir Yanko apparaître un matin devant moi. Je fus sensible, très sensible à la tendresse qu’il me témoigna, et ce fut pour cela que je lui dis : « Toi et les autres, je voudrais vous assommer, vous empoisonner, vous étrangler tous de ma propre main. » Comme l’esprit de conséquence est la première des vertus et qu’il faut toujours conformer ses actions à ses paroles, je me résolus à ne plus rien refuser à mon père. Il prétendait, cet homme odieux, me contraindre à déclarer que je renonçais à Lassalle librement, de mon plein gré. Je dis, j’écrivis tout ce qu’on voulut, et je signai des deux mains. Pendant ce temps, Lassalle, fidèle à sa promesse, remuait ciel et terre; il avait bien raison de se vanter qu’il voulait bien ce qu’il voulait. Il avait couru à Munich, il faisait agir tous les ressorts et les plus hautes influences. Il finit par intéresser à sa cause le ministre des affaires étrangères, le baron de Schrenk, et le baron chargea un avocat de Munich, le docteur Hæule, de partir pour Genève et de faire entendre raison à mon père. Le docteur Hænle me fut présenté, et il me fut permis de lui parler. Je lui affirmai ma ferme volonté de ne jamais épouser Lassalle, et il se peut même que, comme on le prétend, j’aie assaisonné cette affirmation de termes ironiques, grossiers, outrageans, vraiment dignes d’une femme sans cœur, unglaublich herzlose Antwerten. J’espérais que le docteur ne croirait pas un mot de ce que je lui disais, mais il s’avisa sottement de tout croire, et quand mes réponses furent rapportées à Lassalle, il ne respira plus que la vengeance, et il provoqua mon père en duel. Mon père, qui ne se souciait pas de se battre, trouva tout naturel que Yanko se battît pour lui, et Yanko, qui faisait tout ce qu’on lui disait de faire, se battit pour lui. Le pauvre garçon n’avait jamais touché un pistolet, Lassalle était un tireur de première force. Je ne doutai pas un moment que Yanko ne fût tué, et cette certitude me remplissait d’aise et de joie. Je me disais : « Quand on rapportera ici le cadavre de Yanko, tout le monde perdra la tête, la maison sera sens dessus dessous, et j’en profiterai pour m’évader et me